mercredi 29 mai 2013

Une Nouvelle intitulée "Je t'attendrai quand même".



    Tom redoutait depuis toujours l’attente qui précède Noël. Il était comme ces vielles personnes, dont les souvenirs fantômes viennent hanter leur fête désertée par leurs infidèles compagnons. Aussi s’arrangeait-il toujours pour éviter ces rendez-vous manqués, là où le vide avait remporté une victoire de plus sur la vie. Mais l’ombre de cette solitude le poursuivait.  
   
    Tom avait perdu son père trop jeune. On perd d’ailleurs ses parents toujours trop jeune, à l’âge où leur beauté, soigneusement  cachée dans le pli de leurs forces et de leurs faiblesses, échappe encore à notre regard ingénu. C’était le soir de Noël et Tom avait été retenu par son travail. Jeune médecin urgentiste dévoué à l’hôpital st Roch de Nice, le flot de l’action l’avait emporté. L’urgence pouvait soudainement dominer l’espace pour régner en maître sur le Temps. La journée avait été interminable, s’étirant comme un élastique trop tendu, prêt à se rompre, prêt à claquer sur le rouge sang d’une chair vulnérable. François, son père, venait de s’éteindre au service de réanimation de la Fontone, à quelques villes de lui, avec pour derniers mots, ces paroles adressées à l’infirmière de garde : « Ne vous inquiétez pas, il va arriver mon fils, il est médecin… vous comprenez… ».  Il l’avait attendu jusqu’à son dernier souffle, comme on attend, supplie, la délivrance. Cet instant partagé pour l’ultime fois quand tout a été donné, presque tout dit, quand la porte doit se refermer pour être scellée sur l’instant d’après. Ce moment final qui marqua ce soir-là l’extinction du temps, c’était le Temps surchargé de lui-même, quand l’Attente cède sous son poids irréel.
    Le Temps exigeait parfois que l’on se soumette à lui dans l’arrêt brutal de son mouvement.
    Les années s’étaient écoulées les unes après les autres en un clin d’œil. Comme sur le quai d’une gare quand on voit filer un train à vive allure et que l’on mesure son passage furtif au vide qu’il vient de laisser, au silence lourd qu’il laisse retomber devant soi. Tom poursuivait son existence dans ce silence pesant, en tâchant de lui redonner sens, consistance. Pourtant, une parole de son  père ne le quittait plus désormais, demeurait en lui comme une ritournelle, une chanson qui marquait le Silence de son encre audible et indélébile. Ces mêmes mots que son père répétait naguère, résonnaient maintenant dans sa tête à lui comme des hiéroglyphes sonores à déchiffrer. Ces mots provenaient de l’éminent philosophe Henri Bergson : « On ne peut pas faire l’économie de l’attente ». Son père lui disait qu’il tenait là un mystère, un secret protégé par les enceintes du temps : l’Attente, le dévoilement progressif de la vérité. Avait-il pu triompher de cette Enigme au moment de franchir l’ultime seuil de son existence ?
    Le silence avait dû emporter avec lui ses derniers indices, laissant aux dernières secondes fragiles, le rêve de l’Eternité.
    Ce soir, Julie prit l’autoroute à contresens, elle avait manqué le panneau d’indication, il pleuvait fort, le ciel était sombre. Elle voulait vite le rejoindre pour fêter  leur anniversaire de mariage qui d’ailleurs coïncidait étrangement avec la fête de Noël comme si le temps s’amusait à jongler avec les évènements. Elle et Tom s’étaient mariés sans attendre de mieux se connaitre, sans remettre au lendemain leur union. Pourquoi attendre ? Ils avaient su lire dans leur regard, lire dans le miroir intime de leurs deux âmes, là où elles viennent se reposer avant de reprendre leur interminable voyage au gré de l’éternel recommencement du monde.
    Le rendez-vous avait été pris tout simplement  à la maison, au cœur du vieil-Antibes, à l’abri des remparts qui depuis des siècles protégeaient la ville de l’érosion du temps. Elle roulait sur l’autoroute, inconsciente de son erreur, sans que rien ne vienne l’avertir du danger imminent. Elle ne pensait qu’à le rejoindre pour l’étreindre, pour l’aimer encore une fois.  
    Mais contre toute attente sur l’autoroute du sud, le monde avait  été suspendu à un fil : celui de la vigilance, de l’intuition d’un seul homme, Gaby. Le responsable de la salle des vidéos caméras d’Escota avait pris son temps avant de quitter son poste de travail.  Rien de précis ne l’attendait. Car Gaby mettait un point d’honneur à ce que rien ne l’oblige à presser le pas, à congédier le présent pour courir vers la fausse urgence d’un événement. Il restait imperturbable, témoin de l’écoulement du temps, se tenant au creux du Présent, surfant parfois sur sa vague. L’attente de rien était son lieu de prédilection. Il assistait à la succession des événements avec la même intensité pour chacun d’entre eux. Ce soir, il prit le temps de passer cinq minutes supplémentaires à scruter les caméras de surveillance malgré l’incroyable fluidité du trafic. Parce que rien ne le pressait, le temps était  devenu son allié et non uniquement la mesure de ses actes. Ces cinq  minutes offertes à scruter les monitors, avaient repéré le véhicule de Julie, alerté les péages pour stopper net le trafic qui était sur le point d’emporter la jeune femme dans sa course folle.
    L’Attente avait sauvé ce soir Julie dans l’anonymat du Temps grâce à la complicité d’un homme. Elle s’était parée de son plus beau voile : la Chance, qui veillait sur le destin des amoureux.
    Les équipes chargées de creuser le sol en vue de  la construction de l’immense parking souterrain du port Vauban, découvrirent quelque chose d’inattendu : l’épave d’un bateau datant de près de deux mille ans, enfouie dans les profondeurs du sol antibois. C’était là que Tom avait fait ses premiers pas, main dans la main de son père. Ce dernier ne manquait jamais de le lui rappeler  à chaque fois qu’ils s’approchaient de ce lieu devenu mythique. Aujourd’hui, ce bateau, au-dessus duquel  François avait guidé son fils dans ses premiers pas, semblait prendre le relais de sa parole. Il y avait là quelque chose d’historique, d’Historial, le temps qui passe et revient pour nous parler. La patience de ce navire allait être récompensée, son naufrage n’aura été que de courte durée dans sa longue traversée du temps. Il y avait ce soir comme un parfum de résurrection dans l’air marin du port, d’Espérance, de danse légère et sautillante sur la corde infime et tendue qui nouait le passé au devenir.
    L’Attente remportait encore une victoire sur le Temps et son écoulement, sans pour autant livrer son secret.
    Le froid glacé des giboulées de Décembre s’était emparé des ruelles qui menaient Tom à sa maison. C’était le soir de Noël, l’évènement tant redouté qui l’attendait à quelque pas. Pris d’une bouffée de solitude insurmontable, des larmes remplirent ses yeux puis inondèrent ses joues d’homme abandonné à lui-même. Son père lui manquait atrocement, tandis que Julie l’attendait déjà dans la chaleur des bois crépitants auprès de leur doux feu de cheminée. Armé d’un bouquet de fleurs, il s’apprêtait à la rejoindre après une dernière promenade sur les remparts destinée à lui redonner le courage nécessaire. La neige fragile craquait sous ses pas foulant les pavés de la vieille citadelle du sud. Aussi respirait-il profondément l’air frais surchargé d’iode qui s’offrait à lui pour le consoler. Mais soudain, sa marche se ralentit,  comme aimantée par quelque chose qui se tenait au-dessus de lui. La terrasse du musée Picasso le surplombait. Ses yeux comme hypnotisés par elle ne virent qu’une chose, comme la figure d’une révélation : une immense flèche en fer, plantée dans le sol, comme la foudre tombée du ciel ! Presque aussitôt la ritournelle reprit son envol : «  On ne peut pas faire l’économie de l’attente…». Quelques mots mêlés aux sanglots s’échappèrent de sa bouche libérée : « Tu sais papa, tu m’as attendu, je sais… si le temps nous a éloigné, aujourd’hui il nous réunit ici. Maintenant c’est toi que j’attends même si tu ne viendras pas. Oui Papa, je t’attendrai quand même ».
    L’Attente était la Flèche du Temps, celle qui le pique à vif pour le provoquer, le convoquer, l’exhorter à devenir l’ami de l’Homme, le convaincre qu’il ne lui était pas étranger. L’Attente n’était pas la mémoire nostalgique d’un passé, mais le souvenir du Souvenir, sa délivrance : le Passé rendu vivant, rendu aux vivants.  Faire « l’économie de l’Attente », vouloir s’en dispenser, revenait à croire que les hommes étaient mortels. Alors qu’ils ne le sont pas. C’était  ignorer qu’ils sont éternels tant qu’ils trouvent une place dans le cœur  de ceux qui les aiment, là où se reposent et méditent en silence ces deux sœurs inséparables : l’Attente et l’Espérance.








   
Epilogue


Timidement, Tom frappa à la porte. Le souffle coupé, il entendit les pas de sa douce bien-aimée s’approcher dans la gravité de l’instant. La porte sembla s’ouvrir délicieusement sur un autre monde : Julie souriait comme les anges aux tous premiers jours de la création du Monde. Ses mains, posées sur son ventre de femme, pressentaient le frémissement d’un nouveau monde à venir, l’espérance d’une attente qui serait assurément comblée. Le temps venait de s’ouvrir, de se fendre pour laisser parler l’espace mystérieux que le langage parfois donne à entendre. D’une voix douce et intensément intime, Julie prit dans le filet de ses lèvres les paroles que Tom avait tant attendues et qui maintenant lui était destinées : une promesse qui serait à tout jamais tenue.

  Philippe Belardi, Janvier 2013.






Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire