jeudi 30 mai 2013

L'Alphabet de L'Être...







L'Alphabet de lettres comme celui de l'être reste à déchiffrer et il n'est pas celui qui se limite à ses mots et au jeu de significations ou de sons qu'il produit. C'est l'Art et principalement le poète qui a pour mission de nous le faire découvrir même si à chacune de ses avancées, il se dérobe. Mais son retrait ne laisse pas apparaitre les mêmes signes qu'il laisse derrière lui et ses traces nous renseignent à chaque fois mieux sur l'Être qu'il représente : la langue et non seulement le langage qui en est sa pâle copie. C'est donc un jeu de patience, de présence-absence que le poète et l'Être jouent ensemble, où chacune des parties joue dans une temporalité qui n'est pas la même. C'est pourquoi la patience de l'un équivaut à l'immédiateté de l'autre. Si le temps nous parait long, la route interminable, pour retrouver sens et réponses devant l'absurde inquiétant et incommensurable qui absorbe nos cris d'appels perdus dans le silence, c'est "il y a ce quelque chose" qui fait chemin vers nous, vers notre rencontre. L'attente est la trace qu'il laisse dans un futur antérieur, la promesse de l'advenir et du "deviens ce que tu es", par l'intervention du temps qui accompagne et guide l'initié qui se cherche Le temps met du temps à nous parler et se faire entendre dans sa langue secrète même s'il peut nous précéder dans nos pas (Kairos) et nous faire advenir à nous-mêmes dans l'immédiateté.

L'Alphabet de l'Être (de Lettres), tel  "le vent dans les voiles de notre pensée", nous pousse vers un   rivage, vers une terre inconnue. La temporalité est en quelque sorte la direction de ce vent, l'orientation du Voyage, mais celle-ci ne nous renseigne pas pour autant sur la nature ou la géographie de ce lieu qui est en passe de devenir notre futur point d'ancrage. Ce point d'ancrage qui est notre Topos. Comme une terre qui se profile et qui se dessine timidement derrière le rideau des brumes maritimes, notre cap précède de loin notre arrivée à bon port et excède aussi de loin la portée de notre vision. Comme Sénèque nous l'a  enseigné au travers de sa sentence :"Il n'y a pas de vent favorable pour le marin qui ne sait où aller", de même il n'y a pas de terre d'asile pour l'Homme qui a dévié de sa trajectoire originelle : l'Eternité. Le changement de cap impose de fait, une crise de conscience plus qu'une prise de conscience, le confrontant à cette douleur insurmontable : sa finitude. Ce fait existentiel est le symptôme d'un mal beaucoup plus profond, enraciné dans la sphère ontologique qui sous-tend l'Etre tout entier de l'Homme. Douleurs et symptôme font signe vers sa terre d'origine, celle qui fut désertée jadis par les dieux. Retrouver leur trace revient de prime abord à la re-chercher, recherche qui loin d'enfermer l'Homme dans une finitude nécessaire et irrémédiable, pourrait bien l'en libérer. L'Heure du Dasein, le grand midi, va peut-être sonner. L'évènement (Ereignis) tant attendu commence à se faire entendre par la voix de l'Alphabet de l'Être, que seuls quelques poètes pourraient  décrypter si les dieux leur permettaient. "Alors ils traceront  sur leurs océans d'aquarelle un sillage à l'écume jaillissante, porté par le vent des brumes frémissantes, levant enfin le voile qui dérobait à la lumière naissante, ses  premières lueurs dorées et évanescentes". Le poète devient par cet acte inaugural "l'inititié du Temps" qui rend possible sa lecture dans la manifestation même de notre langue, le Logos. La temporalité, le masque arboré par le Temps, peut alors tomber et ouvrir par cette "alètheia" le don de la "destination finale", à laquelle est voué l'Homme, à savoir : l'Eternité. Toute entreprise humaine doit tendre vers cette découverte, la re-cherche de cette destination finale, dont les horizons que notre pensée s'est offerte à nous proposer, font encore office de mirages dans le désert de notre langue. La poésie a cette mission unique et cette unique mission : faire entendre le chant des sirènes, celles qu'Ulysse n'avait pas la force d'affronter. Car derrière l'abîme que couvrent ces chants, la Terra incognita et promesa (notre terre promise) nous attend patiemment.

mercredi 29 mai 2013

Une Nouvelle intitulée "Je t'attendrai quand même".



    Tom redoutait depuis toujours l’attente qui précède Noël. Il était comme ces vielles personnes, dont les souvenirs fantômes viennent hanter leur fête désertée par leurs infidèles compagnons. Aussi s’arrangeait-il toujours pour éviter ces rendez-vous manqués, là où le vide avait remporté une victoire de plus sur la vie. Mais l’ombre de cette solitude le poursuivait.  
   
    Tom avait perdu son père trop jeune. On perd d’ailleurs ses parents toujours trop jeune, à l’âge où leur beauté, soigneusement  cachée dans le pli de leurs forces et de leurs faiblesses, échappe encore à notre regard ingénu. C’était le soir de Noël et Tom avait été retenu par son travail. Jeune médecin urgentiste dévoué à l’hôpital st Roch de Nice, le flot de l’action l’avait emporté. L’urgence pouvait soudainement dominer l’espace pour régner en maître sur le Temps. La journée avait été interminable, s’étirant comme un élastique trop tendu, prêt à se rompre, prêt à claquer sur le rouge sang d’une chair vulnérable. François, son père, venait de s’éteindre au service de réanimation de la Fontone, à quelques villes de lui, avec pour derniers mots, ces paroles adressées à l’infirmière de garde : « Ne vous inquiétez pas, il va arriver mon fils, il est médecin… vous comprenez… ».  Il l’avait attendu jusqu’à son dernier souffle, comme on attend, supplie, la délivrance. Cet instant partagé pour l’ultime fois quand tout a été donné, presque tout dit, quand la porte doit se refermer pour être scellée sur l’instant d’après. Ce moment final qui marqua ce soir-là l’extinction du temps, c’était le Temps surchargé de lui-même, quand l’Attente cède sous son poids irréel.
    Le Temps exigeait parfois que l’on se soumette à lui dans l’arrêt brutal de son mouvement.
    Les années s’étaient écoulées les unes après les autres en un clin d’œil. Comme sur le quai d’une gare quand on voit filer un train à vive allure et que l’on mesure son passage furtif au vide qu’il vient de laisser, au silence lourd qu’il laisse retomber devant soi. Tom poursuivait son existence dans ce silence pesant, en tâchant de lui redonner sens, consistance. Pourtant, une parole de son  père ne le quittait plus désormais, demeurait en lui comme une ritournelle, une chanson qui marquait le Silence de son encre audible et indélébile. Ces mêmes mots que son père répétait naguère, résonnaient maintenant dans sa tête à lui comme des hiéroglyphes sonores à déchiffrer. Ces mots provenaient de l’éminent philosophe Henri Bergson : « On ne peut pas faire l’économie de l’attente ». Son père lui disait qu’il tenait là un mystère, un secret protégé par les enceintes du temps : l’Attente, le dévoilement progressif de la vérité. Avait-il pu triompher de cette Enigme au moment de franchir l’ultime seuil de son existence ?
    Le silence avait dû emporter avec lui ses derniers indices, laissant aux dernières secondes fragiles, le rêve de l’Eternité.
    Ce soir, Julie prit l’autoroute à contresens, elle avait manqué le panneau d’indication, il pleuvait fort, le ciel était sombre. Elle voulait vite le rejoindre pour fêter  leur anniversaire de mariage qui d’ailleurs coïncidait étrangement avec la fête de Noël comme si le temps s’amusait à jongler avec les évènements. Elle et Tom s’étaient mariés sans attendre de mieux se connaitre, sans remettre au lendemain leur union. Pourquoi attendre ? Ils avaient su lire dans leur regard, lire dans le miroir intime de leurs deux âmes, là où elles viennent se reposer avant de reprendre leur interminable voyage au gré de l’éternel recommencement du monde.
    Le rendez-vous avait été pris tout simplement  à la maison, au cœur du vieil-Antibes, à l’abri des remparts qui depuis des siècles protégeaient la ville de l’érosion du temps. Elle roulait sur l’autoroute, inconsciente de son erreur, sans que rien ne vienne l’avertir du danger imminent. Elle ne pensait qu’à le rejoindre pour l’étreindre, pour l’aimer encore une fois.  
    Mais contre toute attente sur l’autoroute du sud, le monde avait  été suspendu à un fil : celui de la vigilance, de l’intuition d’un seul homme, Gaby. Le responsable de la salle des vidéos caméras d’Escota avait pris son temps avant de quitter son poste de travail.  Rien de précis ne l’attendait. Car Gaby mettait un point d’honneur à ce que rien ne l’oblige à presser le pas, à congédier le présent pour courir vers la fausse urgence d’un événement. Il restait imperturbable, témoin de l’écoulement du temps, se tenant au creux du Présent, surfant parfois sur sa vague. L’attente de rien était son lieu de prédilection. Il assistait à la succession des événements avec la même intensité pour chacun d’entre eux. Ce soir, il prit le temps de passer cinq minutes supplémentaires à scruter les caméras de surveillance malgré l’incroyable fluidité du trafic. Parce que rien ne le pressait, le temps était  devenu son allié et non uniquement la mesure de ses actes. Ces cinq  minutes offertes à scruter les monitors, avaient repéré le véhicule de Julie, alerté les péages pour stopper net le trafic qui était sur le point d’emporter la jeune femme dans sa course folle.
    L’Attente avait sauvé ce soir Julie dans l’anonymat du Temps grâce à la complicité d’un homme. Elle s’était parée de son plus beau voile : la Chance, qui veillait sur le destin des amoureux.
    Les équipes chargées de creuser le sol en vue de  la construction de l’immense parking souterrain du port Vauban, découvrirent quelque chose d’inattendu : l’épave d’un bateau datant de près de deux mille ans, enfouie dans les profondeurs du sol antibois. C’était là que Tom avait fait ses premiers pas, main dans la main de son père. Ce dernier ne manquait jamais de le lui rappeler  à chaque fois qu’ils s’approchaient de ce lieu devenu mythique. Aujourd’hui, ce bateau, au-dessus duquel  François avait guidé son fils dans ses premiers pas, semblait prendre le relais de sa parole. Il y avait là quelque chose d’historique, d’Historial, le temps qui passe et revient pour nous parler. La patience de ce navire allait être récompensée, son naufrage n’aura été que de courte durée dans sa longue traversée du temps. Il y avait ce soir comme un parfum de résurrection dans l’air marin du port, d’Espérance, de danse légère et sautillante sur la corde infime et tendue qui nouait le passé au devenir.
    L’Attente remportait encore une victoire sur le Temps et son écoulement, sans pour autant livrer son secret.
    Le froid glacé des giboulées de Décembre s’était emparé des ruelles qui menaient Tom à sa maison. C’était le soir de Noël, l’évènement tant redouté qui l’attendait à quelque pas. Pris d’une bouffée de solitude insurmontable, des larmes remplirent ses yeux puis inondèrent ses joues d’homme abandonné à lui-même. Son père lui manquait atrocement, tandis que Julie l’attendait déjà dans la chaleur des bois crépitants auprès de leur doux feu de cheminée. Armé d’un bouquet de fleurs, il s’apprêtait à la rejoindre après une dernière promenade sur les remparts destinée à lui redonner le courage nécessaire. La neige fragile craquait sous ses pas foulant les pavés de la vieille citadelle du sud. Aussi respirait-il profondément l’air frais surchargé d’iode qui s’offrait à lui pour le consoler. Mais soudain, sa marche se ralentit,  comme aimantée par quelque chose qui se tenait au-dessus de lui. La terrasse du musée Picasso le surplombait. Ses yeux comme hypnotisés par elle ne virent qu’une chose, comme la figure d’une révélation : une immense flèche en fer, plantée dans le sol, comme la foudre tombée du ciel ! Presque aussitôt la ritournelle reprit son envol : «  On ne peut pas faire l’économie de l’attente…». Quelques mots mêlés aux sanglots s’échappèrent de sa bouche libérée : « Tu sais papa, tu m’as attendu, je sais… si le temps nous a éloigné, aujourd’hui il nous réunit ici. Maintenant c’est toi que j’attends même si tu ne viendras pas. Oui Papa, je t’attendrai quand même ».
    L’Attente était la Flèche du Temps, celle qui le pique à vif pour le provoquer, le convoquer, l’exhorter à devenir l’ami de l’Homme, le convaincre qu’il ne lui était pas étranger. L’Attente n’était pas la mémoire nostalgique d’un passé, mais le souvenir du Souvenir, sa délivrance : le Passé rendu vivant, rendu aux vivants.  Faire « l’économie de l’Attente », vouloir s’en dispenser, revenait à croire que les hommes étaient mortels. Alors qu’ils ne le sont pas. C’était  ignorer qu’ils sont éternels tant qu’ils trouvent une place dans le cœur  de ceux qui les aiment, là où se reposent et méditent en silence ces deux sœurs inséparables : l’Attente et l’Espérance.








   
Epilogue


Timidement, Tom frappa à la porte. Le souffle coupé, il entendit les pas de sa douce bien-aimée s’approcher dans la gravité de l’instant. La porte sembla s’ouvrir délicieusement sur un autre monde : Julie souriait comme les anges aux tous premiers jours de la création du Monde. Ses mains, posées sur son ventre de femme, pressentaient le frémissement d’un nouveau monde à venir, l’espérance d’une attente qui serait assurément comblée. Le temps venait de s’ouvrir, de se fendre pour laisser parler l’espace mystérieux que le langage parfois donne à entendre. D’une voix douce et intensément intime, Julie prit dans le filet de ses lèvres les paroles que Tom avait tant attendues et qui maintenant lui était destinées : une promesse qui serait à tout jamais tenue.

  Philippe Belardi, Janvier 2013.






mardi 28 mai 2013

"Le temps Chronos ou l'imposture du Temps".

Parce que le temps nous est compté
Parce que le temps nous est compté, nous nous sommes mis à le compter, à le comptabiliser, à en faire la mesure de tout, y compris celle qui consiste à l’ériger en valeur universelle de tout échange, jusqu'à le confondre avec le moyen d'échange le plus conventionnel (la monnaie), et ainsi de ce fait, nous avons fini par l'instrumentaliser. Ne dit-on pas « le temps, c’est de l’argent » ? Du coup, cette confusion nous a conduit à faire de l’argent non plus un moyen mais une fin, à l'instar d'Aristote qui nous avait déjà mis en garde contre cette possible dérive, et qui avait pressenti l'inversement des valeurs opéré par notre soi-disant "Progrès". De fait, la vraie nature du Temps reste maintenant ensevelie sous le voile du mercantilisme humain.
L’esprit humain s’est orienté ainsi vers une direction particulière : celle de l’analyse, de la pensée spéculative qui a engendré la science, la technique pour le bonheur et le malheur de l’Homme. Ce rapport au temps s’est inauguré dans un inconscient collectif qui par le refoulement de la peur liée à notre finitude corporelle, a élargi cette « phobie temporelle » (l’écoulement irréversible du temps vers le point final de chaque existence) à tout mode de rapport avec le Monde. Or cette modalité du temps qui a pris le règne sur les autres modalités de sa manifestation est le Chronos. Le Chronos est un concept ancien, grec, qui présente la manifestation du Temps sur le mode de la durée et de son écoulement mesuré entre différents intervalles préétablis, tel un mouvement dans un espace codifié et conventionnel que nos divers instruments de mesure (horloges, calendriers…) cherchent à  capter afin de mieux le contrôler. Mécanisme collectif de défense, cette modalité du temps est devenue l’instrument par lequel tout se mesure : de l’Economie qui prend la durée comme étalon de ses calculs et prévisions, base numérique de ses fameux taux d'intérêts, jusqu’au moindre "Projet humain" que l’on temporalise à coup d’étapes successives toutes orientées vers la butée de son processus : « sa réalisation ». Aussi, l’Homme est devenu un être en devenir de réalisation, et le seul critère d’évaluation sur lequel tous les autres s’appuient de fait, est "ce" temps sans cesse fuyant, tendu vers la fin (la mort) comme une flèche vers sa cible. Cette mutation symbolique dans laquelle le temps a d'ailleurs quitté la figure du cercle (l’éternel recommencement chez nos grecs de l'antiquité) pour prendre la figure de la flèche est évocatrice de la nature de ce mouvement par lequel s’est orientée et continue de s'orienter notre pensée. Mais vers quelle cible ce temps file ? Nul n’y répondra tant que la pensée restera immergée dans ce mouvement qui n’est en somme qu’une ligne de fuite vers un horizon non déterminé, en tant que non désiré par l’Homme. L'Homme se trouve être ainsi "désorienté". Le temps chronostique a de cette manière gangréné la pensée réflexive de l’Homme. La conscience ne pouvant plus revenir vers son point d’origine (le cogito) mais demeurant déviée par le prisme cronostique   ;  l’Homme ne coïncide plus avec lui-même, à l'instar de la pensée sartrienne. Le réajustement de la percée de la conscience et de son retour réflexif vers elle-même passe donc par une prise de conscience de ce lien ontologique faussement instauré entre l’Homme et le Temps. D’autres modalités du temps peuvent voir le jour (nous y reviendrons plus tard) et métaphormoser sa temporalité c'est-à-dire sa manifestation dans l'existence qui est la nôtre, dans le monde que nous avons construit et que nous entretenons au moyen de notre pensée. Plus encore, ce changement ontologique radical demeure le seul moyen de changer par inférence le Monde et par là-même remettre l’Homme sur le chemin de sa destinée. Le Temps demeure la clé de l'énigme, la temporalité son indice. Reste donc à l'Homme, la responsabilité et la nécessité de remonter le temps jusqu'à son origine, là où il a permis que le Temps s'émancipe et, pour reprendre la formule de Shakespeare, qu'il "sorte de ses gonds". L'Homme doit se réapproprier les dons qui jadis lui conféraient le pouvoir de retenir et de contenir le Temps, dans l'enceinte de son Être.