dimanche 16 février 2014

JOSELITO ET L'OMBRE DU GEANT.

JOSELITO
                              Et l’Ombre du géant.
                                    Philippe Belardi, Août 2013. 


La cour de récréation

    Cétait au beau milieu de l’après-midi, au beau milieu de ma cour d’école, au beau milieu de mon enfance. Le grand soleil d’été chauffait les arbres et réchauffait nos cœurs, tandis que les grillons de leur côté nous chantaient la Provence dans le doux parfum de la garrigue. Mes  camarades de classe  couraient dans tous les sens, chahutaient pendant que  le soleil lui tout là-haut surplombait nos petites têtes ingénues. Les grands chênes pressentaient déjà la fin de l’école et commençaient à veiller sur la cour qui allait bientôt être désertée à la faveur de l’été. A chaque fois, le mois de Juillet venait réclamer son dû, nous imposer sa présence pour nous congédier tous par la même occasion. Il marquait le début des vacances et la séparation des amitiés. Moi cette année-là, j’aurais tout donné pour que l’école dure encore un petit moment ou pour tout vous avouer, pour que cette cour de récréation ne me quitte jamais.
            D’ailleurs je crois qu’en fait, elle ne m’a  plus jamais vraiment quitté, depuis l'été de mes dix ans, depuis l'Eté de mon enfance.

  Rien n’aura pu remplacer ces innombrables moments volés à la rythmique scolaire, mécanique, cadencée et bien huilée comme un moteur de tondeuse à gazon. J’aime tant me rappeler ces doux moments quand l’odeur de l’herbe coupée au mois de mai vient se mêler aux vapeurs de gasoil et au bruit continu des faucheuses métalliques. C'est un peu ma madeleine de Proust à moi. 
J’aime tant convoquer aussi toutes ces images incrustées dans ma mémoire, comme autant de particules de bonheur prêtes à exploser encore et encore dès que je les appelle et dès qu’elles me répondent. Et à chaque fois que je leur demande, je suis comme par enchantement dans la cour de récréation du collège Jules Vernes, au cœur de ma Provence natale, à deux pas du clocher, à deux autres de la boulangerie Beatris et de ses fameux pains au chocolat. Quelque chose avait  du semer dans ma mémoire un moment inoubliable et répétable à souhait, comme une porte que je pouvais ouvrir à tout moment pour me faire passer dans le monde de mon enfance, là où "tout" avait commencé pour moi et où "tout" pouvait recommencer par miracle, comme le cercle éternel du temps.




 Cette cour au milieu de nulle part aurait pu ressembler à toutes les autres cours  agitées par le vent des grandes vacances et des départs, sauf que dans ma cour à moi, un drôle de garçon y avait été planté, comme ça au beau milieu des autres arbres.  Immobile comme les grands chênes qui veillaient sur nous, Joselito était là, ancré au sol, ancré comme une sentinelle animée de l’intérieur par un étrange mouvement qui attirait à lui ce qui l'entourait. Mais tout ce qui entrait dans son champ gravitationnel ne parvenait pas à s’approcher plus encore de lui. Quelque chose faisait limite sans pour autant faire séparation. Une sorte de frontière palpable mais indiscernable qui semblait le protéger de son environnement. Les garçons et les filles virevoltaient autour de lui sans s’en rendre compte, perdus dans leurs jeux tumultueux, laissant tout autour de lui une distance qui prenait la forme d'un grand cercle vide transparent, comme arraché à l’espace.  Ce morceau d’espace semblait bien lui appartenir  et je compris très vite  qu’il serait  difficile de le franchir, de le traverser. Peut-être d’ailleurs que s’en approcher était déjà bien suffisant. Que cela était et aura été une chance, celle de ma Vie !





    Joselito....Ah, mon Joselito !... Comment pourrais-je vous le décrire.... Il avait les cheveux courts, bruns, il était petit pour son âge et son sourire dévorait son visage en permanence, si bien que sa bouche et ses yeux semblaient se rejoindre dans une ronde interminable, une fête éternelle. Il vous regardait droit dans les yeux, soutenant son regard sans cligner des yeux, et cela ne vous gênait pas le moindre du monde. Bien au contraire, dans cet instant, vous mesuriez toute l'intensité et le poids d'une authentique rencontre dans laquelle la joie qu'il vivait vous traversait sans discontinuité pour vous maintenir dans une émotion grandissante qui vous faisait quitter les lois de la  gravité La force de son sourire démontrait en permanence que la joie était aussi contagieuse sinon plus que le doute, le mal être et la tristesse qui les accompagne.  
Moi, à chaque récréation, je contemplais ce spectacle, lui au beau milieu de la cour qui crevait le décor, et tous les autres qui le remplissaient comme des automates animés.
Joselito était devenu au fil du temps pour moi un ami, et j'avais le sentiment que ma confiance en lui  pouvait s'appuyer sur sa franchise, s'enraciner en sa présence calme et protectrice. Quand on a dix ans, cela fait du bien de savoir que vous n'avez rien à craindre, parce que la plus belle des bienveillances veille sur vous. L'amitié dont parlaient nos plus sages philosophes. Ce qui est drôle, c'est que jamais ce sentiment ne me quitta. Qu'il m'accompagne à chaque pas, à chaque mot que je dépose sur la blancheur de ma feuille de papier  pour libérer lettres après lettres le parfum doux de mon été provençal. D'une amitié qui ne se rencontre que lorsqu'e l'âge de vos dix ans n'est pas encore dépassé. 

                                              La salle de classe


   Madame Thérèse, notre chère institutrice de cours moyen 2 et directrice de surcroit, avait déplacé au moins quatre fois Joselito, raillé par les trois quarts de la classe qui comme toujours se divisaient en deux catégories : deux ou trois  petits chefaillons d’un côté, mesquins et cruels, et de l’autre un troupeau de moutons peureux et sans cervelle. Madame Thérèse disait que le regard de Joselito l’a rendait distraite, l’empêchait de se concentrer et de  prêter  une attention équitable pour chacun de ses élèves. Au premier rang elle sentait trop sa présence, sa respiration, quant au dernier rang elle ne voyait que lui du haut de son estrade. Elle avait bien pensé le mettre sur les côtés mais elle se serait sentie que trop épiée. Bref, elle l’avait mis au centre pour le noyer dans la masse et par ce qu’aussi étonnant que cela puisse paraitre, on ne voit jamais ce qui est juste posé devant soi. 
Tout le monde  regardait Joselito comme un paria, les garçons et les filles de cet âge étant façonnables à souhait surtout quand on vous encourage à rabaisser votre camarade pour faire sentir meilleur que lui. Une manière subtile et perverse de vous dicter à votre insu ce qui est bien et ce qui mal. Bref les rudiments d'une éducation qui vous prépare à devenir un bon citoyen et consommateur actif. Car tout reposait sur le secret de la compétition. Joselito le savait que trop bien. Et Victoire et moi étions les seuls résistants dans cette classe à penser par nous-mêmes et non par le truchement d'une quelconque autorité canonisée par la Sainte éducation nationale. Moi par ce que l’amitié avec Joselito m’avait tout appris, elle parce que ses yeux brillaient quand elle s’approchait trop de son cercle vide, vous savez ce morceau d’espace bien à lui. Je crois bien qu’elle l’avait vu elle aussi, son grand cercle vide, et j’ignorais pourquoi les autres ne le discernaient toujours pas. Je le sais maintenant ou je l’ai appris avec le temps et avec la solitude. On ne voit que ce que l’on regarde et on ne regarde que ce que l'on est intimement, à l'intérieur de soi. J’ajouterais qu’on devient progressivement ce que l’on regarde et ce qui nous regarde, et moi je ne regardais que Joselito tandis que son regard se perdait dans le mien.
   La discipline régnait ici comme un garde-fou, de peur que l’autorité fût malmenée par l’insouciance démesurée de quelques écoliers téméraires. Encore qu’il faut bien l’avouer, la méchanceté voire la cruauté animaient bien souvent ces petits corps frêles, dès qu’ils se sentaient hors de portée du regard des instituteurs, allons savoir pourquoi. Reproduisaient-ils ce qu’ils voyaient à la maison, étais-ce simplement l’effet de groupe, comme si un loup devait absolument émerger d’une meute. Ou bien étais-ce  une sorte de révolte inconsciente, une volonté cachée, un refus généralisé de se soumettre à une  autorité quelconque, une voie commune, qui voulait faire taire la différence au profit d'un standard à atteindre : l'écolier moyen labellisé. Certains se refusait à abdiquer, rêvant encore à une liberté où chacun existerait par soi et pour soi.



 Mais c'était le jour du grand Oral, de la conjugaison et de la grammaire  animées par le chef d'orchestre Madame Thérèse ! Avec sa longue baguette de noisetier, elle pointait les visages terrifiés de ses élèves en vociférant le patronyme de la victime désignée pour répondre à « la question ». Celle que nos inquisiteurs du passé maniait avec art et perfidie. Elle concédait à sa victime deux ou trois secondes pour répondre, convaincue que quand on savait vraiment, on n’avait pas besoin de réfléchir. Et c'est comme ça qu’on glissait subtilement du savoir par cœur au savoir spontané faisant passer l’un pour l’autre, et qu’on étouffait dans ce tour de passe-passe toute forme de créativité dans son œuf. "Il faut devenir  de véritables automates savants", s’esclaffait-elle, en répétant à tue-tête sa  formule magique : – « Vous deviendrez des automates savants les enfants ou sinon des vaux-riens ».
Apprendre par cœur, comme si c’était de bon cœur que nous avalions des tonnes de formules mathématiques, de dates de l’Histoire de France et autant de règles grammaticales improbables qui transformaient notre propre langue en un dialecte étranger. Ce gavage d'oie nous donnait tous la nausée intellectuelle au point de d'oublier ce que nous avions dû ingurgiter dès le lendemain de nos contrôles.
Le silence de ce Vendredi après-midi avait été envoûtant, terrifiant même, et Madame Thérèse s'était  littéralement déchaînée. Sa passion pour la discipline et les sanctions l’avait emportée bien loin, bien loin d’elle-même. Le « Bled » grand ouvert sur son bureau, elle, arqueboutée sur sa chaise, claquant sa baquette sur le livre sacré à chaque déclinaison de la langue française, elle s’était mise à passer à la moulinette l’ensemble de la classe, lettres après lettres éclusant la liste alphabétique des élèves avec un plaisir narcissique et sadique à la fois. Tandis que les 0 pleuvaient, les notes négatives aussi, elle jonglait entre les noms de familles, les verbes et les temps de conjugaison, battant de sa baguette de sourcier la cadence de ses propos, qui dans sa bouche ressemblaient plus à des injures qu’à  notre belle langue française. Elle cherchait chez ses victimes la source de leur faiblesse, qu’elle trouvait très vite compte tenu de la difficulté inouïe de ses questions. 
 – « Ferrand, je te laisse encore une seconde pour répondre, je suis compatissante tu vois mais si tu ne réponds pas, c’est un moins 10/20 que je te colle, avec en prime un sobriquet pour l’année : « l’Incapable », Ferrand l’incapable.. ». Derrière ses verres de lunettes épais s'était glissée une buée opaque qui venait confirmer la folie dont s'était emparée notre chère directrice, possédée par sa soif de punition et sa folie passagère. La tension touchait bientôt son paroxysme tandis qu' on ne distinguait même plus ses yeux. On ne percevait maintenant d’elle qu’un corps agité par une voix stridente et le mouvement saccadé de sa  baguette infernale.
C’était au tour de Victoire d’affronter la question ; prostrée devant le visage méconnaissable de la maitresse transformée en chef inquisitrice,  tétanisée face à la gravité de l’instant, ses joues avaient tourné au rouge sang.
– « J’ai un sobriquet en réserve tout trouvé pour toi si tu réponds mal : la petite sotte, oui la petite sotte de Victoire ! Ca t’irait bien je trouve, n’est-ce pas ? Alors prouve-moi que je me trompe !!! Montre à tout le monde que tu n’es pas cette petite sotte de Victoire !  Donne- moi immédiatement le conditionnel du verbe « tromper » à toutes les personnes sans oublier le mode impératif s’il te plaît, veux-tu !  Et enfin, n’oublie pas de me donner sa définition, oui ce que veut dire tromper ou se tromper !!! Allez vite, sans réfléchir ! Allez, comme le ferait un petit automate savant !».
La voix de Joselito jaillit comme un geyser d'eau au beau milieu du désert. Comme si la terre aride avait trop longtemps contenu une oasis dans ses entrailles privées de soleil, privées de lumière.
Joselito dont on avait oublié le timbre de sa voix, lui qui se taisait dans le silence de la classe depuis toutes ces années où je le côtoyais, avait surgi tel un fauve. Tel un guépard se jetant sur sa proie, sa voix venait de sortir du tréfonds son âme et ce n’était pas un jeune garçon qui allait prendre la parole mais quelque chose d’autre de plus grand que lui, de plus grand que nous tous réunis.
- « Je commencerai Madame Thérèse par prendre le flambeau de ma camarade et définir ce que signifie « tromper », comme se tromper d’interlocuteur, de victime, de métier, de lieu, de vie, d’existence, de but, comme se tromper tout court, comme pis encore : se tromper soi-même. Car Madame pour tout vous dire, je commencerai par  paraphraser notre bien sage Socrate, en affirmant que la pire des tromperies c’est de se tromper soi-même, devenir infidèle à ce que l’on est… Mais le sait-on vraiment un jour. Qui êtes-vous Madame en ce moment même ?».
  Les conjugaisons se déchaînèrent dans la bouche du jeune garçon, transformé en normalien affuté, passant au crible le Bled avec dextérité et infaillibilité. Il ponctuait chacun de ses propos en citant à chaque fois le numéro de la page du 'livre sacré' en s’étant au préalable aguerri du  celui de l’édition que tenait en sa possession notre chère Madame Thérèse, sur laquelle pleuvaient ses flèches trempées d'élixir socratique capables de soigner les blessures des victimes comme de raviver celles de leurs  indignes assaillants.
- « La tromperie Madame est le début de la souffrance qu’on inflige à celui ou celle à qui l’on ment, à qui l’on cache volontairement une vérité, et qu’on inflige en définitive à soi. Et puis Madame, on trompe aussi une troisième personne quand on ment, quand on trompe l’autre. Et c’est là le plus grave des actes que l’on puisse commettre. On trahit la Parole,  le logos dont nous parle les grands philosophes grecs, oui le pouvoir même de parler qui nous a été donné, ou plutôt confié. C’est encore plus grave Madame, et je crois que c’est très difficile de réparer cela, le pouvoir de la parole qu’on abîme puis qu’on détruit mots après mots, mensonges après mensonges, paroles blessantes après paroles blessantes. Le mieux Madame Thérèse dans pareils cas est de se taire plutôt que de mal user de ce don qui fait que vous et moi sommes des humains, des animaux rationnels comme le disait Aristote. »
  Cet après-midi, comme tous mes camarades d’ailleurs, et je ne l’oublierai jamais, je vis une maitresse et directrice d’école tomber de toute sa hauteur, et brisant sa baguette de noisetier en deux. Gisant de tout son long, sa main continuait de tenir l’un d'entre eux, s’accrochant désespérément à ce qu’elle avait pu construire tout au long de son existence. De cette existence factice, il ne restait qu'un morceau de bois rompu en deux.
Un petit morceau de noisetier tenait là entre ces doigts recroquevillés, un petit morceau de bois, rien de moins, rien de plus. Je ne le savais pas encore, mais je l’ai compris bien plus tard, que notre vie et ce qu’on en pense peut tenir là dans ce petit bout de bois ou bien tenir dans l’autre qui s’était échappé, par le choc de l’existence, par le choc impromptu de la baguette, par le choc d’une seule rencontre. Je regardais ce petit morceau de bois esseulé au beau milieu de l’estrade, laissé pour compte, rejeté du monde. Tandis que Joselito venait de se lever de sa chaise pour secourir comme il pouvait Madame Thérèse, je le vis ramasser ce même petit bout de bois pour le glisser délicatement au fond de sa poche. Pourquoi  fît- il cela ? Le temps me distilla années après années quelques indices pour y répondre. Je crois le bois de la baguette de noisetier s’était libéré de quelque chose, que ce petit morceau de bois insignifiant et brisé avait réussi quelque chose de prodigieux  même si ce miracle s'était caché derrière le voile de son apparence  : il avait échappé au  mouvement brutal et saccadé de la vie ordinaire, routinière et mécanique, monotone et triste, au mouvement aveugle d’une femme qui s’était perdue dans les plis de son existence. Mais contre toute attente, l n’était pas resté longtemps seul, comme un objet inutile jeté au beau milieu de l’estrade, comme exclu d'un mauvais rôle mal écrit ou faussement mis en scène dans une pièce de théâtre douteuse.  Ce morceau de bois avait réalisé l'exploit de nous conter la fracture à laquelle nous sommes conviés pour échapper à ce monde  insensé et conquérir notre liberté.
 Il y avait toujours quelque chose ou quelqu’un qui se tenait prêt à intervenir, pour venir nous chercher quand nous sommes prêt à faire le grand saut. Le grand saut vous savez, sans filet, sans retenue, juste en se laissant aller.
Ce petit bout de bois l’avait fait pour nous montrer l'exemple. Joselito, lui, avait répondu à son appel.















Le Chant des grillons

Nous avions tous hérité de plus « grandes » récréations, Madame Thérèse s’étant absentée pour une durée indéterminée et n’avait pas été remplacée du fait de l’arrivée imminente des grandes vacances. La cour était devenue notre classe d’école, et les autres regardaient d’un autre œil Joselito depuis le fameux évènement. Lui qui avait été  si longtemps l’objet de moqueries et de mensonges de la part des petits caïds de l’école, il était maintenant respecté. Pas admiré mais perçu plutôt comme un étranger, une sorte d’extra-terrestre dont il fallait mieux se méfier. Moi, je restais auprès de lui, à une courte distance, tandis que dans mon champ de vision, je conservais en ligne de mire Victoire. Mon univers s’était réduit donc à deux personnes et pourtant il n’avait jamais été aussi vaste, aussi riche et surprenant qu’à cette période de ma vie.
Les grillons chantaient à tue-tête couvrant presque les cris des garçons et les jérémiades des filles qui résistaient tant bien que mal aux assauts effrontés de ces derniers. Cependant un détail frappant m’avait interpelé ce matin dans la cour : le sourire de Joselito avait temporairement quitté son visage. Pas très longtemps mais suffisamment pour que je m’en aperçoive. Mais dès qu’il m'aperçut  dans la cour de récréation, son sourire si communicatif vint de nouveau illuminer son regard en un clin d’œil comme par enchantement. Ce n’était pas moi qui fut le déclencheur de sa joie, ou plutôt oui dans une certaine mesure, si l’on considère le jeu intense et subtil des lumières… Oui !  Ces lumières qui jouent et qui dansent en nous… les mêmes qui animent les étoiles tout là-haut, sur les cimes célestes… ces lumières qu'il est bon de rechercher afin de fuir les ombres.

Joselito me confît un secret ce jour-là au beau milieu de la cour, au beau milieu des chênes, au beau milieu des autres. Un secret qui parlait de ces lumières.
Il me dit que planaient au -dessus de nos têtes, entre le soleil et la terre, des ombres gigantesques. Alors je lui demandai d’où elles pouvaient provenir, ces ombres, qu’est-ce qu’elles voulaient si tant est qu’elles aient eu un désir, un projet nous concernant, et qu’est-ce qu’elles faisaient exactement parmi nous, dans notre monde à nous.
– « C’est une très bonne question ! me rétorqua-t-il. S’il y a des ombres c’est qu’il y quelque chose qui se met en travers de nous et du soleil, et cette chose c’est ce que je nomme le Géant parce qu’il est grand, très grand, et que son ombre peut couvrir l’ensemble de notre planète si on le lui permettait,  même s’il n’a pas de forme bien définie parce qu’il peut prendre toutes les formes qu’il souhaite. Mais en général, il prend une forme humaine parce qu’il se nourrit, et  je l’ai découvert par moi-même, d’énergie et raffole tout particulièrement d’une nourriture bien spéciale: les pensées, nos pensées. Ce n’est pas lui qui influence no pensées mais c’est nous qui le nourrissons avec les nôtres, et quand elles sont mauvaises, il grandit, il grandit et le ciel s’assombrit". Joselito  marqua un temps puis reprit le cours de son discours :
- "Tu vois, je l’ai vue cette ombre tout autour de Madame Thérèse l’autre jour, et il fallait que je fasse quelque chose ce jour-là car elle aurait pu remplir toute la salle de classe : l’ombre du géant. Moi, je suis assez entraîné  et résistant pour  pouvoir respirer cet air pollué, privé de lumière, mais ce n’est pas le cas pour tout le monde. Et cette ombre était prête à se propager dans notre classe et elle aurait pu tous vous tuer. Pas vous tuer sur le coup mais à petit feu sans que vous vous en rendiez compte, comme un poison qui se distille goutte après goutte dans vos pensées. La tristesse peut tuer quelqu’un. Si on la laisse faire, elle peut prendre toute la place dans nos têtes et dans nos pensées et si on ne réagit pas assez vite, rien ne peut plus entrer dans notre tête : ni l’espoir, ni la tendresse, ni même le repos ».
- « Et Victoire était encore moins prête que les autres, c’est ça, dis-moi Joselito ? ».
 – « Oui, car la première fois que l’ombre vient prendre ta lumière, tu n’es jamais prêt et plus ta lumière est belle, plus tes pensées le sont, plus le géant est attiré par toi. Alors il guette l’instant où tu vas être un peu triste et là il peut se nourrir de ta tristesse et de ta peur et grandir, et assombrir un peu plus le ciel ».
- « Il est attiré au départ par tes belles pensées un peu comme si elles étaient pour lui de la crème Chantilly ? ».
- « Oui ou un bon gâteau au chocolat ! ».
- « Ou encore un gâteau au chocolat recouvert de Chantilly ! ».
- « C’est ça !!!  ». (Joselito s’esclaffant de rire).
- « Et toi, tu ne risques rien alors ? ».
- « Moi j’ai comme un espace qui me protège de l’ombre et qui l’empêche de trop m’approcher, même si toute à l’heure mon sourire s'est un peu éloigné de moi, pour un court instant, je conserve toujours au fond de moi un sourire encore plus grand. C’est comme un puits dans lequel tu aurais toujours de l’eau…plein d’eau, autant que tu veux…. pour laver tes mauvaises pensées, pour y noyer s’il le faut ton chagrin ».
- « Ah ! Je crois que je commence à comprendre… ».

 - « C’est toi qui est le maitre du monde, ne l’oublie jamais, le maitre de ton monde, et ici on te fait croire le contraire. Ce que tu penses, c’est  le Monde tel que tu le vois. Alors si on te fait penser d’une certaine manière  qui est la même pour tous, alors il n’y a qu’un seul monde pour tous mais ça, ça ne peut pas marcher longtemps…Chacun est unique, comme  l’est chaque étoile  dans le ciel même si d’en bas elles se ressemblent toutes. Au final, aucun monde nous est donné et le seul qui aurait dû l’être, le seul qui nous correspond  nous est à jamais fermé. Pourquoi crois-tu que les gens se sentent si seuls, si incompris ? Ils n’ont pas de Monde à eux, pire encore, ils se refusent à s'en inventer un et finissent que le monde des autres est le seul à exister.... alors ils se cherchent toute leur vie dans le regard des autres sans jamais se trouver. Ils meurent d'avoir trop attendu, en vain ».
- « Je ne comprends pas tout mais tu parles comme un savant … ».
- «Un sage tu veux dire !  Je l’ai pas choisi au début, je suis comme je suis… c’est pour ça que je ne parle jamais, j’aurais fini dans un cirque ou enfermé quelque part, mais au fond de moi  j’ai choisi de résister et de continuer à être ce que je suis, de rester au plus près de moi ; c’est là la différence. Tu peux toujours choisir. Ce que tu veux être, ce que tu peux être, et ne laisse jamais personne le décider à ta place ».
Il me prit la main et m’invita à écouter profondément et intensément le chant des grillons. Il me dit que si je le voulais fortement, je pouvais le faire disparaitre puisque si je l’entendais c’est qu’il était d’abord en moi, quelque part au fond de ce fameux  puits intérieur…il me demanda simplement de le croire lui, et que le reste importait peu… seulement le croire, de la même manière qu’en fermant  et en ouvrant les yeux on  était certain de voir réapparaître le soleil  car le soleil, aussi grand fût-il, lui aussi, gisait au même endroit, tout au fond de ce puits qui contenait tout l'univers et plus encore… tout au fond de nous.
Après quelques instants, le chant des grillons s’effaça,  laissant  place aux cris de nos camarades puis gomma aussi, dans l’instant d’après,  leurs voix.
Nous étions là entourés par les grands chênes et nous assistions comme dans un film muet aux jeux de nos camarades. J’eu l’étrange sensation que j’étais entré dans son cercle vide à lui ou que le mien s’était réveillé au contact du sien. Victoire était là juste devant nous et les autres tournoyaient maintenant autour d’elle sans la voir, sans la toucher. Je la revois elle et sa frimousse blonde toute mouchetée de tâches de rousseurs, qui nous  regardait  maintenant  avec les mêmes yeux que Joselito. Elle nous souriait et  quelque chose venait de l’illuminer de l’intérieur, quelque chose de beau qui sortait du plus profond d’elle et qui venait me toucher à travers l’espace, provoquant sur ma peau et partout dans mon corps des picotements qui allaient se transformer bientôt en frissons.


 Je ressentais ce qu’elle ressentait.
   Combien de temps le chant silencieux des grillons avait-il duré ? Je ne sais le dire… Peut-être dure-t-il encore,  mais que j’ai du mal aujourd'hui à l’entendre et qu’il est peut-être encore temps pour moi d’aller vers mon  puits magique tout à l’intérieur de moi, pour aller chercher un peu d’eau, pour aller nettoyer mes pensées, noyer mes chagrins, retrouver le soleil, retrouver...    mon soleil.
                                                       L’Ombre du Géant

    C’était le dernier jour de classe, ou de récré pour être plus juste, et cela voulait dire pour moi : ne plus voir Joselito et Victoire pendant deux mois. Je commençais à me sentir désemparé, triste. Une bouffée d’angoisse commençait à monter en moi depuis le ventre jusqu’à ma gorge, quand j’entendis résonner  la voix de Joselito en moi comme une cloche annonçant  le début de la récréation. Une voix qui me rappelait que mes pensées allaient attirer les ombres, une voix qui me rassurait et qui m’assurait avec autant de certitude que de fermeté que  rien ne devait venir assombrir mon soleil pour l’occasion de ce dernier jour passé avec eux.
Un vent s’était levé et courait partout sans direction précise, faisant virevolter les feuilles des chênes à quelques mètres au-dessus de nos têtes. Je sentais que ce jour allait avoir de l’importance malgré le long cortège des  jours suivants qui allaient nous éloigner chaque fois un peu plus les uns des autres. Pourquoi ? Parce que je me venais de me rendre  compte que la vie était parsemée de séparations où l’on quitte ceux que l’on aime… et parfois que l’on ne revoit jamais… ou que l’on ne revoit pas de la même manière, qui deviennent méconnaissable avec le temps parce que tout a changé en eux, en nous. Etais-ce encore l’ombre du Géant qui planait tout à coup au-dessus de moi ? Il fallait absolument que j’actionne mon cercle magique et que j’aille ainsi rejoindre celui de mon ami Joselito pour faire taire les grillons et contempler Victoire. D’ailleurs je venais de me rendre compte que les grillons ne chantaient plus et que je n’apercevais toujours pas Joselito dans la cour d'école.
Je questionnai alors Victoire qui me répondit par un :
 - « Je ne sais pas, je ne l’ai pas vu mais il va arriver, il est peut-être en retard… ». Une hypothèse  qui  sonnait davantage comme une inquiétude dans sa bouche qu’une affirmation. Je ne dis mot mais je savais déjà qu’il ne viendrait pas, qu’il ne reviendrait plus. Il n’avait jamais été en retard et tout au long de ces années passées ensemble il ne m’avait jamais parlé ainsi, comme l’autre fois quand il partagea ses secrets, m’enseignant à porter un regard nouveau sur le monde, à plonger ce même regard dans un puits dont j’ignorais avant l’existence, et encore moins  le lieu où il se tenait.
 Un puits sans fond comme ça dans son propre corps, d’où provient tout ce qu’on pense, tout ce qu’on voit, tout ce qu’on ressent et désire à la fois ! C’était insensé d’entendre cela de la part d’un enfant aussi jeune que Joselito, possédé par je ne sais quelle force ou quelle lumière : le temps me fît longtemps mesurer la puissance inouïe  des paroles  prodigieuses qu’abritait ce petit corps fragile,  perdu dans le monde des adultes mais aussi dans celui des enfants. A quel monde appartenait-il donc ?
Les heures passèrent, le temps s’étira comme un élastique qui jamais ne se romprait. Les chênes continuaient de se dénuder tellement le vent était fort et s’engouffrait dans leurs manteaux. Les trois quart des écoliers s’étaient mis à l’abri sous le préau tandis que Victoire attendait là patiemment que le vent faiblisse, que Joselito réapparaisse. C’était le dernier jour d’école avant les grandes vacances, avant le collège, avant que le hasard  vienne nous éloigner, nous disperser au gré des nombreuses classes de sixième, éparpillées et répertoriées sous des  numéros et des noms de sections tous barbares. D’un professeur à l’autre, d’une salle à l’autre, je savais que j’allais au-devant d’un monde morcelé, éclaté, que plus rien ne ressemblerait à hier, mais que je pourrais toujours le recoller soigneusement  avec ma colle magique que je ferai remonter de mon puits secret.
Victoire s’approcha de moi à une distance qui me fit aussitôt comprendre l’intensité de l’instant et la détresse que ses yeux me montraient, là juste face à moi.
- « C’est ça !  C’est le dernier jour et l’année prochaine je serai au collège… et il n’est pas là pour que je lui souhaite de bonnes vacances, que je le remercie pour l’autre fois quand madame Thérèse … ».
Les sanglots emportèrent ses mots dans un torrent de larmes et je les vis, oui ces mots emportés à leur tour par le vent tournoyant en direction des grands chênes. Ces monuments de bois vivants, majestueux, partageaient bien la tristesse de Victoire et plus encore,  l’absorbaient comme pour en alléger l’intensité, et abréger  sa souffrance. Je les vis tous se tordre de douleur et de compassion  comme dans les tableaux de Van Gogh, quand la lumière n’est plus prisonnière des formes et qu’elle se répand comme ça sans se contenir, quand elle se dérobe à l’espace et se met  à nu pour se dévoiler à notre vue.
Je pris Victoire dans mes bras  comme un grand frère qui consolerait sa petite sœur :
- « Ne pleure pas, l’autre fois tu sais,  Joselito m’a fait une promesse avant de partir car il ne voulait pas te voir comme ça le dernier jour d’école, te voir triste… alors il m’a dit de te dire qu’il reviendrait te voir, qu’il ne t’oubliera pas,  que c’était de toute façon impossible de t’oublier ».

Parce que nous n’étions encore que des enfants, notre attachement pouvait être banalisé, tourné en ridicule, comme si seuls les adultes avaient le droit de s’aimer et de rester ensemble. Nous étions  ballotés par leurs choix, leurs départs. Joselito avait suivi ses parents dans leur choix de déménager et nous enfants n’avions que le droit d’attendre d’être à notre tour des adultes pour décider de rester avec qui nous voulions ou retrouver nos amis perdus. Mais il fallait attendre et je ne pouvais pas, je ne voulais plus attendre.

Je ne sais pas pourquoi j’avais menti ce jour-là  à Victoire, au risque de les trahir, de les tromper tous les deux et de trahir le pouvoir de la parole. Pourquoi avais-je remonté de mon puits secret des mots à la surface uniquement pour étancher la soif des autres, la peur des autres au prix de mentir. ? Pour préserver Victoire de sa tristesse ou par manque de courage ?
J’avais voulu je crois protéger  Victoire encore un instant, des ombres et du géant qui la guettait, elle  et ses belles pensées. Même les arbres étaient venus à sa rescousse avec le concours du Vent. Ces grands chênes qui nous faisaient  dans le silence de leurs feuillages de l’ombre, pour que ce ne soit  pas le géant qui s’en charge à leur place. J’avais désiré pour ce dernier jour d’école,  faire entrer Victoire dans mon cercle magique afin que son enfance ne vole pas en éclats, que le dernier jour de son enfance garde un peu de notre lumière, celle de nos quatre années passés ensemble à jouer tous les trois. Je crois que j’y suis arrivé même si mon cercle à moi, elle ne l’avait jamais vraiment vu, ne serait-ce qu’aperçu, parce qu’elle n’avait vu qu’une seule chose, parce qu’elle n’avait jamais cessé de voir qu’une seule chose : le cercle de Joselito.


Joselito

  Bien sûr que les années ont passé, que nous avons tous grandi, que l’existence et le monde des adultes nous ont éloigné de nous et de nous-mêmes. Mais je suis devenu  moi aussi un grand, un adulte comme on dit, bien raisonnable, bien responsable et sûr de moi. Enfin je crois. Bien sûr que je l’ai longtemps recherchée,  la trace de Joselito et esquivé  la rencontre possible avec Victoire de peur qu’après tout ce temps, elle me dise les yeux dans les yeux, ce que je n'étais pas capable d'entendre.
  Je sais que ce que nous avons vécu tous les trois, dépasse de bien loin tout ce que peut offrir une existence dite normale, parce que nous étions les seuls à pouvoir nous comprendre à l’abri des ombres, parce que notre ange gardien, Joselito, nous avait choisi tous les deux  je ne sais par quel jeu du destin ou de la providence. Je me dis souvent que Victoire a dû choisir son compagnon en fonction de sa ressemblance avec Joselito et je me dis qu’il y a comme ça sur notre route des modèles auxquels ressembler si on les choisit vraiment, avec son cœur, avec ce qui vibre tout au fond de soi. J’aime à revivre ces moments sous les grands chênes au milieu des rires, de la cour et des certitudes que défendait Madame Thérèse. Qu’est-elle devenue depuis tout ce temps, se rappelle-t-elle de ce garçon espiègle qui était sorti du rang, qui avait su conjuguer la vie au présent continu, ce temps  qui vous accompagne tout au long de votre existence sans jamais se laisser étouffer ou recouvrir par le passé. Joselito ! Et lui qu’a-t-il fait de ce petit bout de bois de noisetier ? L’a-t-il replanté pour qu’il donne à son tour naissance à un beau noisetier : il en serait bien capable. Ou bien l’a t- il emporté avec lui sur sa planète pour planter des forêts de noisetiers d’où il extrairait une huile aux propriétés magiques, capables de faire disparaitre à distance les ombres infernales planant sur notre misérable Terre.
Ou bien encore s’est-il  peut-être approché trop près de son puits magique, au point d’y  tomber ? Est-il  seulement parvenu à remonter à sa surface ou a-t-il  refusé simplement de refaire surface dans ce monde auquel il n’a jamais vraiment appartenu ? Pourtant il partageait mon monde et m’avait fait entrevoir le sien, et celui qu’aurait pu être le mien.
Avait-il terrassé le Géant à l’aide de son cercle magique presque invisible,  mais invincible  comme les armes ou les pouvoirs des supers héros ? A moins que ce soit à chacun d’entre nous de le faire avec son propre cercle  à soi, son propre morceau d’espace à soi. Oui, aller provoquer le Géant en répandant autour de soi de la joie, des sourires, et un peu de notre lumière.
Epilogue   

  Aujourd’hui, c’est l’été dans ma  Provence et  je voudrais que jamais il ne se termine, qu’il dure tout le temps cet été, toute une existence et plus encore, une éternité. Je pense à toi Joselito, je pense aussi à Jules Vernes, à ses nombreux voyages dans son imaginaire et le mien,  et je me dis que cet été je vais relire comme cela à la lumière de ma bougie sur ma terrasse qui surplombe les forêts de grands chênes et les champs de lavandes, ses histoires que seul le regard de l’enfance peut lire. Relire ses voyages extraordinaires : « Voyage au centre de la terre », «  De la terre à la lune », « L’Etoile du sud »… tous ses voyages, tous ces mondes, comme autant de mondes possibles,  pour que parmi eux, je trouve enfin un petit peu du mien.
Où es-tu Joselito, où voyages-tu, dis le moi, tu me manques tu sais…mais je sais que les ombres, toujours les ombres ne sont jamais très loin, qu'elles nous guettent…  alors je fais comme toi, dès que quelque chose me fait perdre mon sourire je plonge en moi pour revenir à la surface du monde avec mon sourire et mon cœur en bandoulières, avec ton sourire aussi mon ami qui ne me quitte pas. Je continue donc  avec toi mon ami,  puisque ce que tu m’as donné m’appartiens et que rien ni personne ne peut me le reprendre. Où que tu sois, tu ne seras jamais bien loin de moi, et je me demande si ce n’est pas toi qui un soir de Décembre me fit vivre un savoureux moment comme dans notre cour d’école en Provence avec Victoire.
  Ce délicieux instant, je le revois comme s’il se représentait à moi par le simple jeu des particules du bonheur, des images incrustées dans mes souvenirs les plus magiques. J’étais seul chez moi, allongé tranquillement sur mon canapé, bercé par un petit prélude de Chopin quand  les fenêtres se sont ouvertes  toutes seules, sûrement par le simple geste du vent. Le ciel était  là posé devant moi comme un écrin de velours tout plein d’étoiles d’argent scintillantes,  comme des poèmes écrits en morse, comme des messages que le cœur seul est à même de décoder et d'entendre ; j’ai pensé à toi mon petit Joselito qui contenait dans tes yeux clairs tout le ciel et ses étoiles avec, à nos discussions sur la lumière et les ombres,  sur le Géant et notre pouvoir à le repousser, à ne plus le nourrir, à faire que le ciel comme ce soir soit clair et sans nuage, sans ombre, avec tout  l’éclat possible de la lumière argentée. On dit que chacun a son étoile dans le ciel et que le fait de l’avoir oubliée a provoqué  ce manque en nous, qui nous accompagne inexorablement tout au long de  notre vie, nous exhortant instamment à la retrouver ou à la reconquérir. Le mot Désir provient de Sirius, qui signifie étoile, et  qui nous rappelle sans cesse à notre étoile dans le ciel qui veille sur nous et à notre devoir d’aller à sa rencontre.
Joselito, un morceau d’étoile tombé au beau milieu de la Provence, au beau milieu d’une cour d’école, au beau milieu des autres et sans que personne ne s’en aperçoive ! Un petit ange traversant nos vies incognito ! Moi je t’ai reconnu, Victoire aussi, et c’est promis, dès demain, je relierai Jules Vernes et je partirai à la conquête de l’Amour, des étoiles,  de la lumière pour chasser de notre Terre les ombres, pour chasser la tristesse de mes pensées et de celles des autres, pour essuyer les larmes perdues sur les  joues des enfants, pour faire taire  le Géant. Ah Joselito, où que tu sois, je peux te le dire maintenant, l’autre bout de bois, tu sais celui que tenait fermement Madame Thérèse durant sa chute, c’est moi qui l’ait. Oui je lui avais dérobé des mains pendant  qu'elle s'était évanouie. Je crois que je vais  m’en séparer maintenant car je suis prêt, je n’en ai plus besoin. J’irai ce soir l’enterrer tout près de notre école, sous un grand chêne. Je sais qu’il ne rejoindra jamais le tien et que c’est mieux comme cela.




 Le grand saut  Joselito ! Oui le grand saut. A chaque fois que je pense à toi c’est comme si je grandi
ssais et que je faisais ce grand saut. Et je sais qu’à chaque fois tu es là et que  tu seras  là… Oui à chaque grand saut, que tu seras là, toujours là... pour me rattraper.















A ma mère,

                                                                                    FIN.

L'HOMME EST LE TROISIEME TERME

Fragment « L’Homme est le troisième terme »
De Fragment « L’Homme est le troisième terme »

De cet Ailleurs, un drôle de message retentit comme provenant d’une cloche tintant d’un silence aigu, suspendue à un ciel vide. Entre la chair vivante et profonde (qui recèle la substance immanente c’est-à- dire la semence des dieux) et le Monde qui représente l’extériorité du dessein originel, l’Homme est le troisième terme. Troisième terme séparateur qui a pour mission de conforter la détriangulation, éloignant le Monde des dieux dans leurs polarité opposées ; L’épreuve artistique des dieux est un tryptique où la place centrale revient à l’Homme, non comme centre de la création mais comme frontière entre deux territoires, garantissant ainsi l’équilibre des forces en jeu. Le poète doit maintenir cet état de choses, sans quoi l’Homme outrepassant sa fonction pourrait bien la perdre. C’est pourquoi le poète sépare l’Homme du Monde mais qu’en est-il de celui qui sépare l’Homme de l’essence incarnée dans la chair profonde, prise dans son acception la plus intime : la matière brute et primordiale d’où peuvent se déployer tous les possibles et par là-même le destin de l’Homme ? Le poète des poètes, celui peut-être qu’un Von Kleist a tant désiré ou pressenti la venue ? D’où vient-il pour prétendre à ce rôle digne des plus grands dieux grecs, encore que lui aura le privilège de  desceller le sort et le destin de l’Homme, pour les remettre à leur unique finalité : faire que l’Homme finisse seul en recouvrant l’éternité, victoire triomphante qui comporte cependant un bémol. Devenant à son tour un dieu, il n’a plus à en rechercher un. La plénitude et la liberté ont un prix : celle de l’absolue solitude sans possible échappatoire. Le poète des poètes est aussi le dernier des poètes qui referme la seule porte qui faisait dire à l’Homme qu’un jour en l’ouvrant,  il découvrirait la Vérité sur son identité. Identité qui n’aura plus de sens, puisqu’elle sert à distinguer un être d’un autre quand l’Homme restera l’unique référent dans un univers réduit à sa mesure, à son échelle. Etalon de toute mesure, le cosmos sera sa simple demeure.

La poésie est l’oméga de l’alphabet, elle ne dit pas, elle clôt le langage pour le replier sur lui-même, abolissant le temps et l’existence dans un même geste. Les poètes peuvent retourner dans leur Ailleurs, terre en exil sans patrie, sans mission, sans prophète ni maître, attendant qu’un autre vent vienne les emporter vers d’autres contrées, d’autres formes vivantes à sauver, à sauver d’elles-mêmes. Les sauver quand elles se sont perdues dans la profondeur et l’obscurité du gouffre du langage. Le cri des mots alors retentit dans le chant du poète pour libérer la Langue du langage. L'Homme alors n'est plus aliéné par le langage dans lequel l'oubli de l'être s'était engouffré : libéré, il peut enfin renouer avec son propre Destin : l'Eternité.

LES FRAGMENTS DU REEL "Le Chant du Lys"


"La poésie n'a de sens que celui de chanter le Cri des mots".


LE CHANT DU LYS
                                        Les contes du « Voyageur de l’Ailleurs ».

Ces fragments du Réel content une histoire qui se répète inlassablement au gré du temps du monde. Le poète tel la césure temporelle, pourrait bien être celui qui est capable de reconstituer le puzzle du Réel fait de fragments de voyages : voyages qui proviennent tous de cet Ailleurs.

Fragment "un instant dans l'éternité"
  Le poète au gré de son voyage immobile, en transit dans un monde inconnu, provient de cet  Ailleurs. Cette terre où l’on cultive l’Intuition mêlée à l’imagination la plus fertile. Pourtant, telle une flamme sensible au vent et à ses tourments, il est une étincelle menacée qui recherche un abri pour faire taire les ravages de la nature rugissante. A l’abri, il contemple les lettres tombantes du ciel, tombées pour se poser là où ses pieds se poseront bientôt. La langue du poète est un défi  lancé au ciel pour lui signifier que son souffle, le Vent, a trouvé maintenant des voiles dans lesquelles il peut s’engouffrer. Ces voiles capables de  mouvoir et d’é-mouvoir  l’Homme.  Le poète, ce voyageur de l’Ailleurs, construit tel un charpentier le toit du langage, sous lequel bientôt l’Homme pourra trouver à son tour, refuge.  Combien de temps faudra-t-il à cette construction pour jaillir de la nature désirante ? Le temps que le Vent s’y arrête, le temps qu’il reprenne son souffle pour poursuivre sa course désirante.

Fragment  « La langue… la trace des dieux » 
La langue primordiale ne dépose pas dans le lit de l’Homme sa  « jouissance » qui ferait dépôt mais pose  ou appose sa marque, son sceau sur la chair profonde de l’Homme, la promesse d’un destin à découvrir afin qu’il puisse se révéler, se manifester. Ce dépôt fait coupure dans sa corporalité, coupure qui laisse une trace, comme un effluve traçant.
La poésie est ce filtre d’amour qui envoûte la langue pour qu’elle s’offre telle quelle à l’Homme, lui montrant ainsi les traces des dieux enfuis, à suivre. Cette langue s’offrant comme une bien aimée est le langage primordial fait Homme, et parce qu’il contient son énigme, il demeure patient et latent, comme pris dans un sommeil infini, mais pas sans rêves. Que sont alors ces rêves, de quelle étoffe sont-ils faits ? De ce qu’on appelle communément l’Emotion qui elle-même émane de l’émotion primordiale, qui n’est autre que la tonalité de la langue qui ouvre l’Homme au monde. Elle est la lettre « A » en guise d’étendard, « A » comme Absence, Abandon, Abondance,  A-mélancholie. Oui Amélancolie, car tel le jeu du miroir, elle nous parvient dans son reflet  sous la figure de la mélancolie, dans cet inversement des plans qu’opèrent les dimensions ontologiques sur les dimensions ontiques de l’Homme. Le poète est donc l’incarnation du charme, seule possibilité pour que l’Homme se détourne, comme il s’est une fois détourné de sa langue maternelle. Le charme est donc l'opération du retournement. Mais ce détour qui fait retour vers son point d'arrivée qui en est sa source, c’est le nom même de la poésie.

Fragment  « Désir »
C’est le nom du Voyage incessant du VENT qui souffle (qui souffle quoi ? Serions-nous en droit de nous demander), le logos, qui emporte avec lui tout ce qu’il a semé pour ouvrir aux autres mondes le destin comme passé des mondes précédents. Désir parce qu’elle est la force du vivant qui ne cherche pas un  point d’arrivée pour se satisfaire, même le temps d’un repos bien mérité, pour en faire un point de passage, de percée, de traversée. Oui l‘Homme porte en lui le lendemain des autres mondes qui attendent que le Vent leur apporte « un peu de l’Homme », des graines ou des semences qui feront les vendanges et les fêtes de leurs villages. L’Homme retarde les vendanges des autres contrées et le Vent revient à chaque fois bredouille de son voyage, plongeant les prétendants à l’offrande dans un désarroi consternant. Le poète, qui revient de cet ailleurs, leur a fait une promesse qui doit être tenue, sans quoi ce serait trahir le logos, péché des péchés, l’unique des pêchés : ne pas tenir sa promesse. C’est pourquoi le poète est l’ami préféré des enfants car les enfants savent que la poésie et les contes sont les vérités qui triomphent toujours du mensonge, de l’oubli, de l’oubli de l’oubli… Le poète est toujours celui qui ouvre la porte à celui qui est resté emprisonné derrière elle, derrière l’oubli de l’autre.

Fragment « Abandon »
Abandon ou Abondance, le signifiant dans son empreinte acoustique précaire trouve un point d’inflexion sinon de renversement dans lequel le sens semble lui-même s’inverser. Victoire du signifiant sur le signifié ou aide,  entraide entre les deux figures du signe ? Comment l’abandon pourrait porter dans sa matrice l’abondance ? Par quel paradoxe miraculeux, ce geste linguistique ô combien provocateur, pourrait bien s’avérer être prometteur pour l’Homme. ? Ce qui marque l’Homme  de son  sceau  dans sa chair profonde, que j’appellerai aussi Inconscient, est cette coupure, cette  séparation par laquelle s’inaugure la plus belle des promesses, celle du retour possible. Ce retour transforme par son mouvement même, l’être qui le parcourt. Figure de l’enfant prodigue, il est ce mouvement appartenant au registre du mélancolique, figure de proue de tout Art quand il se veut être ontologique, c’est-à-dire au plus près de ses racines, celles qui font que l’Homme s’élève jusqu’à son origine. Un déploiement qui coïncide parfaitement avec le paroxysme du retrait, un déploiement qui vise le repliement total, puisque les racines et les ailes représentent la courbe du cercle se refermant sur lui-même. Cercle comme enclos de l’Être de l’Homme, poésie comme sauvegarde de cet enclos, poésie aussi, comme relais possible entre les mondes. Mais le Monde contenant les mondes, n’est et ne sera jamais accessible à l’Homme. Le poète est ce qui sépare l’Homme du Monde.


Fragment « la coupure c’est le  faire-contact avec l’originel »
Plus qu’une coupure, un bord à franchir ou à s’affranchir, l’originel prend acte dans la chair de l’Homme par une béance abyssale : le vide surchargé d’Etre, quand ce dernier ne peut plus se tenir ou se contenir sur la surface de l’Homme au point d’offrir à ce dernier un « surplus d’être ». Surplus d’être qui place l’Homme sans cesse dans une non-coïncidence avec lui-même, creusant l’écart entre lui et lui-même (Lui), écart dans lequel s’engouffrent le mode de la représentation et la pensée réflexive. Surplus, débordement, surcharge qui causent « l’effondrement » par la béance de cet acte créateur, ayant inscrit  la naissance de la Vie en l’Homme. Cette béance est la coupure qui place l’Homme face  à cette chute vertigineuse implantée dans sa chair, devant laquelle sa pensée ne peut qu’éprouver que du vertige tandis que son corps, siège de la souffrance inconsciente et de la mélancolie, ressent cette inscription fondamentale qui lui parvient  par  l’extrémité de ses sens perceptifs. Coupure marquant l’acte magistral de séparation qui est sa naissance et l’abandon à lui-même. Abandon, qui contient cependant la promesse du retour, quand le temps se rempliera sur lui-même en rabattant l’horizon derrière Lui.
Amélancolie ! Crient les dieux comme un appel sourd qui tombe dans l’oreille du poète, quand le corps de l’Homme tremble encore de froid et d’effroi face à la distance infranchissable qui s’interpose,  entre  lui et lui-même. Abîme qui comporte néanmoins une « porte vers le saut » : la poésie en est la clé. Le saut, le grand saut est facile quand la porte est ouverte et que plus rien, ne peut la refermer : quand les lois de la gravitation s’inversent en lois de l’apesanteur…
                      Alors, le voyage vers l’Ailleurs peut enfin commencer.