dimanche 20 mars 2016

La danseuse et le funambule

Il y a des pas qui ne s'apprennent, qu'en donnant la main à ceux qui pour la première fois, vous ont porté dans leurs bras.


Elena, adulte, n'avait jamais vraiment su comment poser ses pas, sa marche mécanique l'avait éloignée de son rêve, celui de devenir un jour danseuse. Elle était donc devenue une funambule condamnée à  l'équilibre précaire, recherchant le parfait mouvement de balancier qui l'empêcherait  de tomber. Mais le parfait mouvement ne pouvait exister car à lui seul, il aurait provoqué l'arrêt tout entier du mouvement, et par conséquent, la chute tant redoutée. Le funambule avisé n'ignore pas combien il est nécessaire d'avancer, pour ne pas tomber. Mais Elena s'était épuisée à chercher ce mouvement parfait même si au fond d'elle même, elle savait que la perfection était inatteignable et parfois même peu souhaitable, de même qu'elle pressentait que cette corde tendue au-dessus du vide, ne la mènerait pas au lieu de son intime désir caché. Elle se souvenait de ces mots que le petit prince de st Exupéry se répétait à lui-même, quand sa voix intérieure faisait résonner ce message aux allures d'oracle :   "droit devant soi on ne peut pas aller bien loin".
 Elena  repensait à son enfance qui venait régulièrement la hanter. Elle avait fait ses premiers pas incertains et timides, en tenant dans sa main gauche la main de sa maman et dans l'autre celle de son papa. La main du cœur et celle de la confiance avaient constitué ce fil tendu vers l'horizon, qu'en bonne funambule bravant les lois de la gravité, elle avait suivi dans une verticalité sans faille, en parcourant le buste droit et le menton levé, une ligne qui ne pouvait qu'à son terme se briser. Si tant est que l'arrivée serait un jour atteinte sans tomber, rien ne pouvait lui garantir un autre voyage si ce n'est celui d'un voyage-retour qui comporterait tout au plus les mêmes risques mais qui serait dépourvu de toute découverte.
 Quand les mains protectrices avaient glissées des siennes, Elena était devenue grande, mais elle ressentaient toujours à l'âge adulte la trace subtile et évanescente de la présence de ces mains qui avaient dû se retirer des siennes, pour qu'elle puisse grandir. Ce souvenir vécu comme un abandon, avait inscrit dans la mémoire de ses premiers pas accomplis seule, une séparation que chaque souffle ou  battement de son cœur venait rendre plus intense, plus douloureuse. Pourquoi fallait-il grandir au prix de  perdre ceux qui vous avaient porté, qui vous avaient fait l'offrande de leur temps, qui avaient patiemment veillé sur vous. Leur patience d'ange avait tout d'une flamme vacillante qui lutte et triomphe à chaque accalmie consentie par le souffle d'un vent inconstant. Ce même vent  indomptable qui retardait l'extinction de cette flamme, jouait avec le caractère inéluctable d'une fin qu'il faisait varier à son gré et au prix de la fragilité qu'il donnerait à  cet évènement.
La petite fille devenue grande marchait donc seule sur le boulevard de la vie,  s'accrochant aux quelques mains qui avaient consenties à  serrer les siennes, sans se dérober dans la fugacité des jours qui se ressemblent. Cependant Elena n'avait pas abandonné pour autant son rêve, celui de devenir un jour une danseuse qui quitterait sa corde de funambule pour aller rejoindre sa piste de danse. Mais  le vertige que l'altitude de ses peurs lui donnait, fît que sa corde était devenue solide comme une chaîne qui résiste de toutes ses forces à sa rupture. Comment alors descendre de sa corde tendue quand personne ne peut vous aider puisqu'elle est elle-même en équilibre précaire, à suivre sa propre ligne condamnée à son propre horizon ? Seules les danseuses auraient pu l'aider, lui dire comment elles avaient quitté l'espace incertain de la chute, comment elles étaient parvenues à regagner un sol qui s'offre à leurs pas audacieux et animés par l'harmonie rythmique de leur propre musique. Mais, les danseuses avaient conquis leur liberté et c'est pour cela qu'elles ne répondaient plus à aucuns appels. Baignant dans leur musique intérieure, bercée par la mélodie singulière d'une symphonie qui avait été composée juste pour elles,  elles étaient à l'abri du bruit  du monde anonyme et insensible à la douleur.
 Comment avaient-elles fait pour entendre le chant qui leur donna le cœur et la confiance de quitter l'équilibre fragile du funambule ? Comment avait-elles fait pour aller défier et triompher vaillamment du vide, braver les ruses de son complice, le vertige, et vaincre la peur de tomber ? Elena compris alors que le chant ne pouvait provenir que de son cœur, mais aussi de sa force, comme si les deux mains qui l'avaient tenue puis abandonnée, étaient devenues les deux faces d'une même pièce, sur laquelle étaient inscrits les mots qui n'attendaient qu'à être prononcés pour faire retentir le chant qui la libérerait.
Elle rapprocha donc ses deux mains qui jusqu'à présent s'étaient éloignées l'une de l'autre, dans le souci d'assurer le plus parfait équilibre à une  marche condamnée à mesurer ses pas, à défaut de les faire danser. Le contact électrique de ses deux mains  projeta Elena dans un passé immédiat, qui lui restitua avec la plus intime fidélité le  premier toucher des premières mains qui l'avaient portée sans l'avoir quittée. Tout était devenu maintenant clair et évident pour Elena :  ce qui était une seule fois vécu était gravé à jamais, de même que l'absence n'était que le rappel incessant de l'éternelle présence. Dans ses propres mains, celles de ses parents y étaient inscrites et de leur encre indélébile et silencieuse, les mots et les notes promises, n'attendaient qu'une seule voix pour les faire résonner et chanter.
Pourquoi fallait-il pardonner et à qui, alors que l'abandon et la séparation n'étaient que les traces qu'il fallait suivre, pour revivre ce qui nous avait été offert, et pour devenir ce que nous avions toujours été. Pardonner revenait à rechercher ailleurs, ce qui se trouvait juste devant nos yeux qui ne voyaient pas. Un peu comme ce funambule qui fixant droit devant lui l'horizon, manquait tous les paysages qui l'auraient conduit jusqu'à lui et sa danse. Il fallait donc au contraire remercier, car ce qui nous avait été donné une seule fois ne pouvait être repris. Voilà ce qui  nous était donné de réaliser : reconquérir ce qui nous avait été déjà offert, aller vers ce qui nous était le plus proche, saisir ce qui était sur le point de nous embrasser. Ce que nous cherchions nous cherchait déjà bien avant d'avoir le premier pressentiment qu'il fallait le trouver. La première intuition provenait de ce lieu qui nous suit et nous rattrape, malgré tous les efforts que nous faisons pour le fuir.
Les deux mains d'Elena s'enlacèrent pour faire retentir les deux mots que Papa et Maman avaient déposés secrètement dans l'empreinte de chacune de ses mains, et qui libérés, allaient maintenant pouvoir se mettre à parler, à entendre, et chanter pour elle.
Le funambule se perdait à présent dans les vapeurs d'un passé lointain, lui qui n'était plus qu'une silhouette  dont l'ombre se confondait avec son fil qui maintenant détendu, commençait à se balancer comme une corde à sauter avec laquelle il aurait pu presque jouer.
 Le chant se fit jour dans le corps d'Elena comme une vague qui vient remplir et bercer un  cœur qui, plein d'assurance, transporte sa douce mélodie dansante pour transformer la gravité en apesanteur,  métamorphoser le funambule en danseuse.
  Elena rejoignit les autres danseuses qui bercées par leur douce et lancinante mélodie, ignoraient tout des funambules crédules qui avait appris le sens de l'équilibre pour se préserver de leur chute. La chute n'était en fin de compte que le saut de l'ange, qui accompagne le funambule vers son rêve. La corde tendue n'était que ce que le funambule se croyait capable de pouvoir réaliser. Alors qu'il pouvait  voler pour danser dès lors qu'il  abandonnait sa peur de décevoir ceux qui voulaient le voir se résigner à leur donner pour unique spectacle de lui-même, celui du funambule. Le funambule aura été sa propre marionnette comme celle des autres, jusqu'au moment où le chant l'avait précipité dans son rêve.
Elena se mit à danser à en oublier le temps, à épuiser le chant dans lequel sa danse s'accomplissait tandis que ses mains posées l'une contre l'autre, lui révélèrent cet autre secret : la danse est le chant de la  solitude qui vous accompagne jusqu'au moment où vous comprenez  que vous ne serez jamais seuls, tant que vous danserez, car vous dansez avec le meilleur des partenaires, un partenaire certes invisible, mais qui connais chacun de vos pas, de vos battements de cœurs, chacun des lieux où naissent pour s'évanouir chacun de vos frissons, un danseur qui ne peut vous quitter, ni même être vu tant il est attaché à vous, tant il est proche de vous. Aussi ce partenaire invisible pouvait être ressenti dans le silence qui se glisse entre chaque pas de danse,  quand il appelle de sa voix silencieuse  la danse qui s'offre à qui l'accepte et fait à chaque fois ce pas vers elle, ce qui est la condition pour qu'elle fasse à son tour ce pas vers vous.
Elena dansa ainsi toute la nuit, seule et abandonnée des autres danseuses qui s'étaient toutes endormies. Pour la première fois, elle ne songea pas une seule seconde à s'arrêter ou à regretter les mains qui l'avaient guidée jusqu'à son rêve, ni encore moins à penser à sa corde de funambule qui l'avait conduite finalement, jusqu'à ce lieu qu'elle avait tant désiré en secret.
Elle vivait tout simplement son Rêve, sachant désormais que la pâle réalité dans laquelle elle avait vécu si long temps n'était que la moitié d'un rêve. Celle qui empêchait l'autre de se réaliser. Le funambule qui retenait  la danseuse sur une corde trop tendue pour qu'une seule note de musique puisse chanter. Parce que chant  de l'oiseau précède toujours son envol. Parce qu'il raconte son  retour prochain au printemps déjà naissant.




Philippe David Belardi.  "La danseuse et le funambule", Mars 2016.