vendredi 7 mars 2014

Fragment " Le Réel".

Le Réel n’est pas seulement une grande inconnue, qu’il faudrait aller chercher pour la "trouver" ou "la découvrir". Elle est en partie cela, geste de pure découverte,  et en partie un acte de construction de notre part qui demande un effort d’imagination et de confiance en notre pouvoir de composition. Le Réel se donne quand le Découvrir et le Construire se rencontrent, quand le ciel platonicien se rapproche de la terre des structuralistes ou des logiciens. Ce point de rencontre est le point source de la créativité. Celui qui l’ignore est condamné à répéter ou à errer sur des terres d’exil. Ce point source a besoin d’un troisième terme supplémentaire pour s’animer  (en plus du découvrir et du construire), ce troisième terme est l’émotion qui est la tonalité affective qui oriente, plus encore prédestine la créativité vers un lieu plus ou moins proche du Réel. Elle élabore tel un architecte le pont qui accompagnera l’artiste vers le Réel. La poésie signifiante, surréaliste et romantique est l’accès direct à ce pont qu’elle édifie par les mots qu’elle fait chanter. Le Réel s’est donné à nous par la  Langue, que nous avons transformé en langage, à nous de faire le chemin retour. Ce chemin est la poésie. 
Pourtant la musique semble un art ô combien redoutable dans ce transport des sens vers l’âme. C’est précisément parce qu’elle a lieu dans la poésie qu’elle porte les mots au chant. Mais la musique est une effraction dans le Réel, et de ce fait une certaine forme de retour du réel dans la sphère de la réalité. Une effraction, car elle laisse le sujet dans l’embarras : il demeure en équilibre précaire,  un pied dans le Réel et l’autre dans la réalité comme si le pont avait été enjambé. La musique a cela d’étrange et de tellement « irréel » en ce sens qu’elle nous projette en partie dans le Réel sans ménagement. C’est cela qui confère à cet Art sa singularité, sa force et son pouvoir de captation et de fascination. Aussi, la musique se subit au plus haut point, elle nous pénètre pour agir dans notre sous-peau émotionnelle sans nous dire davantage de sa provenance mystérieuse (pour ne pas dire mystique).
Si le Réel admet cette effraction, cette intrusion instantanée, c’est qu’il est amoureux de cet Art, plus encore, la musique : c’est quand le Réel se fait romantique. Le Romantique peut devenir facilement fragile et vulnérable, quand les cordes (la chair du Réel) font vibrer l’Emotion qui relie le Réel à l’Homme. Musique et Poésie sont alors scellées par l’Emotion du Réel qui tantôt se fait femme, (sous la modalité de la Musique) tantôt attend l’advenue de la Femme (sous la modalité de la Poésie). Mélancolie et poésie sont donc alliées puisque le romantisme a quelque chose à voir avec le processus de poétisation du monde tel que décrit comme suit : « Le monde doit être romantisé… Cette opération reste inconnue. En conférant aux choses secrètes une haute signification, au quotidien un mystérieux prestige, au connu la dignité de l’inconnu, au fini l’apparence de l’infini, je les romantise ». Novalis, Fragmente und studien.
Mais ce processus va puiser dans son passé historial toute la force pour ériger en grandeur ce que l’Homme ne perçoit plus dans son existence. Le romantique dans cet acte héroïque ne peut qu’éprouver, après avoir transcendé le quotidien de l’Homme évidé de toute grandeur et beauté, un moment de tristesse. Le romantique sait que l’Homme sous-estime sa grandeur et ses forces et se complait dans la routine des jours sans lendemain. Quand l’Homme se souviendra-t-il de son passé  glorieux ? Le romantique garde dans son cœur et son esprit ce souvenir du passé comme une flamme abritée sous son manteau de chair. L’Homme n’a pas le droit de l’éteindre.  De ne pas voir le passé rejoindre l’avenir : voilà l’émotion qui accompagne le poète romantique.

La musique et la poésie sont donc intiment liés, intriquées devrions-nous plutôt dire, si bien que la poésie fait chanter les mots tandis que la musique fait chanter la forme langagière dépourvue de mots, dépouillée du sens (linguistique) mais paradoxalement surchargée du sens (émotionnel). La poésie et la musique sont liées par un troisième terme, le "temps" qui rythme chaque syllabe, chaque notes, leur donnant un cheminement qui trace leur courbe signifiante et mélodique dans un intervalle, une séquence qui possède bien, ou du moins en apparence, en surface, un début et une fin. Pourtant l'une comme l'autre débordent l'espace qui leur a été accordé (la feuille de papier, la partition et leur déploiement sonore et audible), si bien que la poésie et la musique transcendent, font voyager leur auditeur bien au-delà de la durée de sa manifestation matérielle : la durée effective de leur prestation. Elle dispose donc d'un temps, mieux encore elle s'empare d'un temps qui n'est pas celui du monde objectif (ou objectal) de notre conscience mondaine, mais qui provient d'un temps plus originaire. Un temps qui précède toute relation objectale, où l'homme n'est pas encore le sujet d'un objet donné ou pro-jeté dans le monde.

--> cf. le temps originaire

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