jeudi 7 avril 2016

Le clocher souterrain

Qui n'a pas entendu parler de ce mystérieux clocher qui résonnait dans le silence absolu. Peu de personnes étant capables de percevoir le tintement de ses cloches, dans l'intervalle des bruits parasites du monde. Tinto était un garçon de douze ans qui avait entendu parlé de ce mystère. Ce village enfoui sous les mers, dont le clocher était encore vivant et retentissait depuis  le tréfonds de ses profondeurs maritimes.  Les pêcheurs avaient tous plongés uns à uns pour découvrir ce précieux vestige, mais personne n'avait trouvé la moindre trace de vie ou de ruines sous la mer. Ceux qui ne revenaient pas de leur expédition nourrissant le mythe : le clocher les avait avalés tous vivants. Alors que faire quand on savait que celui qui entendrait les cloches sonner serait l'élu, celui capable d'entendre ce qui se fait sourd dans le tumulte du monde voué à sa propre désolation. Abandonner le rêve, de pouvoir trouver un jour ce clocher pour entendre ses cloches sonner,   revenait à devenir complice de cette prophétie et à devenir comme ces imbéciles qui s'étaient noyés dans le bruit du monde, abrutis par le vacarme des bavardages ordinaires et des villes agitées. Le bruit du monde ne devait en aucun cas faire disparaitre celui du clocher.






Cette vieille histoire, il la tenait de son grand père, le pêcheur guérisseur, celui qui avec un peu d'huile de morue vous soignait tous les maux de la terre. Tinto n'avait eu aucun doute sur la véracité de cette histoire car elle lui avait été contée par l'être le plus sain qui soit et qui fût à ses yeux d'enfant : son grand-père. Tinto lui avait bien sûr demandé s'il l'avait entendu les cloches, mieux encore, s'il avait  plongé là où se tenait le village ensablé dans les profondeurs de l'Océan. La seule réponse que lui fît son grand-père fût son silence accompagné de son sourire pénétrant. Ce genre de regard qui vous traverse pour vous dire que oui et que la réponse n'avait pas à être salie par la vulgarité des mots. Le silence tenait lieu de promesse. Le temps venu, Tinto entendrait comme son grand-père avait entendu.


Les années avaient passées, et le rêve de devenir pêcheur aussi. Après de brillantes études et la rencontre de celle qui allait devenir sa femme et bientôt la mère de ses enfants, Tinto pensait à un tout autre avenir pour lui et sa famille. Gagner de l'argent, se hisser au niveau d'un statut honorable, mettre à l'abri ses proches de la pauvreté. Bref, le rêve que vous dicte la société à votre insu, mais que vous vous acharnez à poursuivre certain qu'il est la meilleure chose pour ceux que vous aimez. Pourtant, les nuits de Tinto se faisaient de plus en plus agitées, et les rêves faisaient remonter à la surface de sa conscience, l'image obsédante de son grand-père. Dans sa barque de pêcheur, peinte de bleu et de rouge vifs, son grand-père tenait sa barre rivée sur le cap invisible de l'horizon. Les traits burinés par le soleil et le sel marin, la barbe à demi naissante, brune et grise, un morceau de réglisse que ses dents saines et blanches mastiquaient en permanence, son grand-père émergeait de ses rêves, pareil à ses souvenirs d'enfant. Le rêve semblait même  redonner une fraîcheur à ses images qui le temps de grandir, s'étaient estompées dans sa mémoire d'adulte. Au bout de quelque nuits et de quelque rêves, Tinto comprit que son inconscient souhaitait  lui délivrer un message, peut-être un conseil dont il avait besoin au moment précis où il s'apprêtait à construire sa nouvelle vie. Le pas qu'il devait franchir faisait retentir les paroles vivantes de son grand-père et de sa promesse tenue dans le silence d'un sourire complice. Au carrefour de sa vie, Tinto, devait-il reprendre le large pour aller explorer les profondeurs de l'océan et écouter aux frontières de l'indicible, de l'inaudible, du mystère : le Merveilleux ? Certes, le merveilleux avait conquis la curiosité de son enfance, mais Tinto était devenu un adulte, bien en place dans une société qui décidait de nos rêves et des moyens pour les réaliser. Comment allait-il sortir alors de ce dilemme ?
Tinto avait conservé un coffret que sa grand-mère lui avait remis à la mort de son grand père. Il était là, dans l'armoire de sa chambre. Il contenait quelque uns de des objets fétiches que son grand-père avait conservé tout au long de sa vie, lui qui ne possédait rien sinon sa barque de pêcheur et les filets qu'il maillait patiemment durant la nuit tombante, à la faveur d'une lune phosphorescente, dans la lumière argentée des étoiles filantes. Il était temps de l'ouvrir, et de rouvrir par la même occasion le passé qui s'était refermé sur lui-même depuis plus de dix années maintenant. Un objet alerta cependant l'attention de Tinto, un objet qui parmi les autres semblait lui être destiné :  une lettre ouverte, quu contenait un coquillage étrange dont la forme lui rappelait celle d'un hippocampe ou d'un sifflet. Un mot l'accompagnait, signé de la main de son grand-père, qui expliquait les circonstances de sa trouvaille, quand il avait découvert l'avait échoué sur le bord d'une plage. Après avoir mailler son filet une bonne partie de la nuit à la lumière d'un feu de camp improvisé, il s'était endormi puis réveillé par la première écume de la marée matinale montante. A peine les yeux ouverts que ce petit coquillage s'offrait à sa vue. Ce n'était pas sa petite taille qui capta son regard, mais plutôt le rouge vif de son nacre qui tranchait avec le bleu de l'océan, de même que sa forme originale  rappelait celle d'un l'hippocampe. Il le prit dans sa main mais ne ressentit aucun poids ni même de rugosité quant à sa matière, si bien que le coquillage lui sembla être un mirage, une image séparée de toute réalité matérielle. Il pensa à une insolation qu'il aurait pu attraper  la veille, ou à une simple hallucination passagère ; Mais c'est quand il décida de s'en séparer en le rejetant dans l'eau, que  le coquillage resta accroché à sa paume de main, en dépit de sa légèreté et de son absence apparente de  matière qui le caractérisait. C'est ainsi qu'il détailla de plus près le mystérieux objet et le porta tout naturellement à l'oreille comme il est commun de le faire quand on est en présence d'un coquillage pour écouter le bruit de la mer. C'est bien le bruit de la mer qu'il entendit en premier lieu, mais un bruit qui se modifia très vite, comme si en pointillé, il laissait passer dans l'espace du silence, d'autres bruits, différents, plus métalliques, plus aigus, plus mélodieux aussi. Il pensa évidemment au village noyé et au tintement de ses cloches sous-marines mais il ne voulait pas que son imagination ni son désir viennent maquiller le chant pur d'un coquillage naufragé. Pourtant, les espaces dans lesquels le son du clocher faisait  timidement irruption, devenaient plus grands, et c'est bien le chant du clocher disparu sous les mers, qu'il entendit  maintenant monter crescendo.
- "Voilà Tinto, la réponse que tu cherchais à la question que tu m'avais posée sur la barque. Si je l'avais entendu moi, le clocher magique. Je savais que tu savais que oui. Et maintenant, mon petit-fils,  c'est à toi de l'entendre".
Tinto lisait les derniers mots de la lettre qui accompagnait l'objet insolite, et n'en croyait pas ses yeux ni ses oreilles qui allaient bientôt entendre s'élever dans le silence assourdissant de sa chambre. Allongé sur son lit, il se laissa happé puis pénétré et enfin envahit par le son des cloches qui firent vibrer toutes les cellules de son corps, comme l'on accorde les instruments d'un grand orchestre.
Tinto et le clocher vibraient à l'unisson.

Il était devenu inutile par conséquent d'aller à la conquête du village disparu dans les eaux puisqu'il était venu à lui, dans ce coquillage qui renfermait la mémoire des océans. Pourquoi avait-il tant attendu  pour ouvrir ce coffret qui s'était tu dans l'agitation du quotidien ? S'était-il senti prêt à faire le 'grand saut', au prix peut-être de s'avouer incapable d'être à la hauteur de son grand-père ?
Le coquillage hippocampe collé à son oreille droite fît monter toutes les larmes de son corps, et Tinto les ressentait toutes perler à la surface de ses yeux, lui qui n'avait réussi  à pleurer aux obsèques de son grand-père. Un tremblement de terre s'opéra dans le tréfonds de son corps, et il eût l'impression que depuis l'intérieur de son ventre, un clocher souterrain sortait de ses entrailles pour faire résonner les cloches de son destin. A l'unisson, elles chantaient maintenant avec celles que son oreille écoutait.
Etais-ce donc cela, le fruit d'une transmission réussie, accomplie ? Celle qui s'énonce à demi-mots dans le silence intime d'une complicité partagée ?




Tinto prit machinalement le coquillage-hippocampe dans sa bouche, pour siffler comme les pêcheurs sont capables de le faire quand ils rentrent à bon port pour annoncer leur retour. Il voulut par ce sifflement abolir la distance qui sépare le présent du passé, pour dire à celui qui l'avait initié à la magie de la vie : "Pépé, ça y est, je suis là, j'y suis arrivé, grâce à toi !".
Le son perfora les murs, les immeubles, le ciel pour retomber dans l'océan là où sûrement attendait un clocher abandonné et suppliant qu'on lui réponde. Le silence qui suivit ce tremblement de terre et de mer, s'empara du monde et de Tinto comme pour les embrasser et les serrer tout contre lui. Tinto sut alors dans l'instant de l'évidence, que le clocher naufragé veillerait sur tous les pêcheurs, et que plus un d'entre eux, ne serait avaler.











Epilogue

Le réveil sonna  tout à coup, et dans un sursaut, Tinto émergea de son sommeil dans la réalité, son corps et son front tous trempés de sueur. Il sauta de son lit pour se ruer vers son coffret, pour vérifier que tout n'avait pas été qu'un rêve. Que la lettre au coquillage existait réellement.
Une lettre ouverte était bien là avec l'écriture de son grand-père. Il l'ouvrit en tremblant, en bloquant toute sa respiration. Comme si le temps absorbé dans l'instant, s'était retiré.
Seulement quelques mots de sa part y étaient déposés, dépouillés de toute présence de coquillage. Ces mots lui étaient bien adressés, ceux d'un grand-père à son petit-fils :
- "ça y est Tinto, toi aussi, tu l'as enfin entendu. Ton grand-père qui veille et veilleras toujours  sur toi".


P.D.B. Avril 2016.


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