samedi 9 avril 2016

Le Souffleur de vers

Le Souffleur de vers était resté longtemps incompris du Monde. Il se présentait toujours sous cette identité,  mais la plupart des gens comme Antonio, le confondaient avec le 'souffleur de verre', celui qui transforme la lave minérale en accessoires de table plus ou moins nobles. Il avait beau expliquer son activité, qui pouvait parfois ressembler à celle de l'autre souffleur, mais personne ne le comprenait. Il est vrai que son art nous restait invisible. Il ne sortait pas de son four une lave de verre en fusion, pour la modeler sous nos yeux. Il ne domptait pas non plus le rouge incandescent d'un feu, qu'il soumettait à ses gestes précis et mécaniques d'artisan. Mais il lui ressemblait cependant à certains égards, quand il sortait des flammes du Verbe, la lave incandescente de notre langue encore brute, avant que toute empreinte vienne lui donner une forme. Avant qu'elle ne devienne langage. Ses gestes demeuraient donc invisibles pour celui qui voulait observer comment il s'y prenait pour plonger dans l'océan des alphabets inachevés et fragmentés,  et pour remonter à sa surface les quelques perles de lettres qu'il agencerait en un collier de diamants, de jade ou de rubis, pour écrire son poème. 

Il passait donc pour un magicien ou pour un imposteur, puisque son art échappait à tout regard. Les spectateurs de son art devaient donc se contenter de lire les vers qu'il avait assemblés sur du papier, et bien nombreux étaient ceux qui trouvaient 'son collier de perle' inutile, pis encore, qui le considéraient comme une chimère. N'ayant aucune valeur marchande, ne pouvant même pas orner le joli cou d'une demoiselle, sa virtualité le condamnait à rester dans l'ombre des productions artisanales. Le souffleur de verre, lui au moins, savait réaliser pour de bon et pour de vrai, des objets que l'on pouvait toucher, utiliser, acheter ou vendre à sa guise.
Le souffleur de vers accepta néanmoins de passer vis-à-vis du  monde pour un charlatan, mais il mit un point d'honneur à ce qu'Antonio, encore adolescent, prenne conscience de ce qu'il élaborait dans l'ombre du monde visible, par-delà le mur des choses matérielles. Il voulait lui ouvrir les yeux parce qu'il percevait en lui une étincelle, une étincelle capable de mettre le feu au désir d'écrire, de retourner la terre où poussait notre belle langue afin qu'elle nous offre ses plus beaux fruits.
 Il lui expliqua alors les secrets de l'Activité poétique. Elle consistait à plonger dans la chair invisible de notre langue primitive, puis à jongler avec les trésors que le poète avait trouvés et ramassés au fond du lit de notre matrice originelle. C'était un exercice certes périlleux, en apparence très abstrait pour bon nombre de personnes, mais l'activité du poète était en aucun cas irréelle. Il est vrai que la seule manière d'assister à ce merveilleux spectacle qui se tenait pour une fois dans ses coulisses, était d'en être l'acteur. Il fallait pour cela faire l'effort de se laisser porter par le vent des muses, bercer par leur chant, mais par dessus tout, il fallait désirer la beauté de la femme. Car si peu de femmes étaient devenues poètes, c'est pour la simple et bonne raison que la poésie leur était adressée : c'était au poète de leur conter le chant de l'amour, celui que l'Océan du Verbe leur avait réservé, à la seule condition que quelqu'un d'assez téméraire et amoureux y plonge pour elles.
Le souffleur de vers était donc un plongeur des profondeurs. Et tout l'intérêt de s'exercer à cette plongée,  était celui de revenir à la surface avec chaque fois un nouveau regard,  un nouveau présent à leur offrir. Celui qui restait à l'air libre, passif et insensible au monde des profondeurs, s'étouffait peu à peu sans s'en rendre compte, asphyxié par l'enchaînement  pauvre et routinier des mots qu'il prononçait pour satisfaire ses  besoins élémentaires. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il fallait reprendre son souffle en plongeant au fond des océans.




Pour ce qui était du spectacle qui se tenait en dehors des coulisses, c'est-à-dire  à la vue de tous, comme dans le cas du souffleur de verre, la poésie ne touchait que peu de monde. En réalité, elle ne touchait que les amoureux. Pas seulement celui qui vouait son amour à sa dulcinée, mais surtout celui qui désirait 'la Femme' qui se tient au cœur de chacune que l'on désire, pour qui  l'on était capable de parcourir tous les recoins de l'univers pour conquérir son regard le temps d'un instant. Bien sûr, Antonio n'était qu'un adolescent, mais il sentait déjà battre son cœur pour celle qui serait l'heureuse élue du sien. L'adolescence contenait tous les trésors de l'enfance. Si bien que le souffleur de vers n'avait jamais voulu la quitter, cette adolescence qui fait rougir vos joues, vous coupe le souffle pour lui redonner toute sa fougue et toute sa vigueur. Le souffleur de vers avait su capturer ce moment unique où le premier amour immerge d'un désert à perte de vue, pour séduire le regard de son admirateur et le soumettre à son indescriptible charme. Alors, à ce moment précis qui peut durer une éternité si l'on sait comment l'apprivoiser, le regard peut s'inverser et regarder vers son cœur. Le cœur qui n'est autre que l'Océan du Verbe, qui depuis notre origine, nous conte la même histoire, celle d'un homme et d'une femme à jamais séparés. Le souffleur de vers ne se contentait pas de ralentir le flux du temps pour conserver son adolescence et sa sensibilité, mais il veillait à  provoquer une véritable faille dans le temps, de manière à ce qu'il s'inverse et à ce que son écoulement ne creuse plus jamais l'écart qui sépare l'homme de la femme.
La poésie était donc l'art de traverser le temps par l'espace du cœur, pour retrouver ce qui à chaque instant pouvait lui rendre son éternité. C'est-à-dire en abolissant les distances qui séparent.
Ce qui restait du voyage accompli par le poète, c'était les quelques mots qu'il avait rapportés dans sa besace, pour les partager avec tous ceux qui s'étaient résignés à abandonner leur adolescence, leur enfance, à subir l'érosion du temps qui épuisait leur Vie en nourrissant leurs rancoeurs.
Antonio comprit très vite que la poésie lui serait accessible, parce que son cœur s'emballait dès que son regard frôlait de trop près celui de celle qu'il convoitait en secret. Il savait aussi que la séparation qui menaçait ceux qui s'aimaient était réelle, puisque ses propres parents avaient divorcé, et que depuis ce jour, il se sentait comme 'coupé' en deux. C'est pourquoi Antonio demanda au souffleur de vers, si la poésie pouvait guérir les souffrances et les peines de cœurs. Après tout, la tentative de la poésie à vouloir rapprocher ceux qui s'étaient séparés, paraissait être le meilleur remède au vide dont ses souffrances se nourrissaient.
Le souffleur de vers lui répondit que la seule consolation que lui offrirait la poésie serait de ressentir à ses côtés la présence de la 'Beauté'. Il ne sentirait plus jamais l'absence, ou le vide de la séparation. De plus, le désir qui naissait habituellement du manque, naitrait maintenant de cette nouvelle complicité qu'il partagerait avec Elle, complicité qui se vivrait dans la langue qu'elle lui communiquerait.
Antonio lui demanda si les mots qu'elle lui soufflerait seraient ses seuls trésors, ou s'ils pouvaient changer ce monde qui ne valorise que les objets utiles ou marchandables.
Le souffleur de vers lui sourit pour la première fois. Il lui confia que le Monde était encore vivant par ce que la poésie et ses poètes l'avaient sauvé de sa destruction. Que l'Océan du Verbe qui  soutenait le Monde dans son existence, ne s'était pas retiré de lui, car il trouvait encore dans la présence du poète et le risque qu'il encourait à plonger dans ses profondeurs, la nécessité de conserver la terre qui portait ces nobles conquérants du Beau. C'est ainsi que les poètes étaient depuis l'aube du Monde, ses voyants et ses prophètes. Et tant que les poètes travailleraient dans l'ombre du Monde, la lumière de l'Océan continuerait de l'éclairer.
Aussi pour répondre à sa question, il rappela à Antonio que la poésie n'offrait aucun objet bien concret, solide ou utile comme le souffleur de verre pouvait le faire en concevant des vases, des cendriers ou des bouteilles en verre. Plus encore, ce que le poème disait,  il devait le taire aussitôt,  c'est-à-dire qu'il devait s'effacer immédiatement devant celle qui l'entendrait. Car le poème n'était qu'un pont construit dans les profondeurs de l'Océan, où gisait le trésor d'une alliance que le ciel et la terre avait conclu il y a fort longtemps.
 Le poème devait donc disparaitre, s'effacer, et c'est en disparaissant qu'il réduisait l'espace qui séparait l'aimant de l'aimée.
- " Tu vois Antonio, il faut s'effacer pour laisser parler un autre cœur. Si tu acceptes de plonger dans l'océan du Verbe, tu deviendras un jour comme lui : invisible et pourtant si grand à la fois ! Tellement grand comme lui, que tu ne laisseras aucune place pour qu'une seule souffrance puisse s'y installer. Alors je peux te faire une confidence. Tu entendras alors tous les cœurs vibrer derrière le rempart des apparences et de leur dureté,  et tu sauras que la poésie n'est rien d'autre que l'Amour, dans ses cris, dans ses chants, dans ses moindres murmures. Tu te souviendras alors de notre première rencontre quand tu doutais que mon souffle puisse valoir quelque chose dans le monde dans lequel tu as grandi. Toi aussi, tu auras à faire face à ce genre de réticence, de rejet de la part de ceux qui ne te comprendront pas. Mais tu n'oublieras pas l'importance de la tâche qui t'est maintenant confiée, et peut-être que tu auras la chance toi aussi de pouvoir ouvrir les yeux à un autre Antonio. De souffler les vers qui lui feront souffler les siens".


Epilogue


Le souffleur disparut un jour de décembre, sans dire un mot à Antonio qui allait fêter ses dix-sept ans. Il neigeait dehors, dans le matin blanc et glacial des vacances de Noël, celles qui lui rappelaient les cadeaux que lui faisaient ses parents quand ils étaient encore ensemble. Il compris d'un seul coup, dans l'éclair d'une pure intuition, qu'il ne reverrait plus jamais le souffleur de vers, mais il ne sentit à aucun moment la souffrance de l'abandon. Il regarda par la fenêtre,  s'attardant à mesurer la lenteur par laquelle s'effectuait la chute des flocons de neige, quand chacun de leurs impacts résonna en lui comme une note de cristal, qui assemblée l'une à l'autre, composa une merveilleuse mélodie. Son cœur était plein et débordant de ce sentiment qu'il est impossible de contenir dans des mots, pas même pour un poète, lui qui se considérait comme un conquérant du Beau. C'était autre chose, ce quelque chose qui poussait le cœur à se déverser dans ses larmes qui d'ailleurs avaient toutes le goût de l'Océan. De l'Océan du Verbe certainement. Il était donc là pas si loin, pas si profond que ça cet océan pour qui cependant, avait rencontré un souffleur de vers.  Il su alors que sa vie serait une conquête permanente de ce lieu où l'Océan peut jaillir à chaque instant. S'il était déjà un conquérant du Beau, il serait aussi le Conquérant du Merveilleux.
Il se surprit encore à regarder ces merveilleux flocons de neige qui tombaient pour s'effacer et il repensa à ce que le souffleur de vers lui avait dit de la poésie, de sa beauté à s'effacer devant le cœur qui l'entendrait.
 Tout était devenu si clair, si évident à présent.


"Chaque flocon de neige fondu dans ses pleurs,
N'aurait pu survivre à l'abri du verre,
Pas plus que son refuge fabriqué d'air,
N'aurait pu retenir une seule larme de son cœur".  

La poésie lui enseignait à présent, l'art de disparaitre, pour faire renaître à chaque instant le présent. 




                                                                A tous ces incompris qui ont voué leur vie à la poésie.


                                                                                    Philippe David Belardi, 9 avril 2016.







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