samedi 2 avril 2016

L'Eléphant et le pétale de rose

Rien ne prédisposait l'éléphant et le pétale de rose à habiter le même lieu, la Terre, ni encore moins à se rencontrer un jour. Ils semblaient incarner tous les deux  le parfait contrepoint de la Nature, celui autour duquel s'opposaient les contraires. Mais c'était grâce à leur apparente opposition que nous étions le mieux à même de discerner par leur contraste, la générosité de la Nature dans ce qu'elle nous offrait à percevoir d'elle. Car ce qui nous était donné à percevoir cachait souvent un espace insoupçonné qui derrière l'apparence des choses, nous dévoilait la Nature dans sa nudité et sa splendeur.
C'est ainsi que 'le poète d'ailleurs' se mit à chercher derrière les apparences de la réalité, le Visible, ce qui se cachait derrière son masque qui nous empêchait de Voir. Le visible avait en quelque sorte volé  la vedette à l'Invisible, et le poète pressentait que la 'tension' entre ces deux faces du Réel, le visible et l'invisible, pouvait nous révéler son secret et ce, au cœur même de l'apparence des choses. Le visible comportait en quelque sorte une faille qui maintenait à distance l'un de l'autre, le vu et l'in-vu, et le poète nous invitait à se rapprocher d'elle pour jeter notre regard par-dessus le mur du visible. C'est ici que devait commencer l'étrange histoire, et la drôle de rencontre entre ces deux êtres si différents : l'éléphant et le pétale de rose. Le poète avait  reconnu dans le premier l'incarnation parfaite du monde visible, et dans le second, sa face cachée.
L'éléphant en effet, était très visible pour le coup, tant son volume, sa force et sa lenteur de mouvement pouvaient remplir notre espace de vision. Impossible de le rater, de manquer sa présence qui d'ailleurs pouvait être renforcée par son barrissement et au besoin même, par la gesticulation de sa trompe qui n'était  pas sans rappeler l'ondulation du serpent qui savait se rendre invisible, pour mieux nous surprendre. Aussi sa mémoire colossale et son don à (re)trouver le chemin menant à son cimetière, faisait de lui un des maitres du visible puisqu'il savait mieux que quiconque dominer son environnement, lui résister, tout en conservant en lui son lieu providentiel où ses os pourriraient pour peupler une terre soumise à  sa décomposition. Comme si chaque éléphant agonisant savait comment rejoindre sa lignée ancestrale, son espèce aux origines préhistoriques qui avait su traverser avec succès les pièges du Temps et de ses mutations . La terre soumise à leur destinée était devenue  maintenant leur terre promise.
Le 'poète d'ailleurs' qui avait parcouru bon nombre de  mondes lointains, avaient vu dans ce monument de chair à la peau épaisse, la manifestation visible par excellence, de la matière animée. Dans sa présence soutenue, le visible pouvait capturer le regard et se donner toute la grandeur qu'il réclamait. Le monde des humains était dominé depuis très longtemps par le voir, et sa modernisation l'avait entraîné fort loin dans le règne de l'image, dans le 'culte du scopique'. Le narcissisme n'était que l'extension de ce culte fanatique, qui voué à une image inerte, avait trouvé dans le jeu du miroir l'unique possibilité de la faire exister. D'ailleurs, pour maintenir la durée d'existence de son reflet, pour garantir son habitat précaire et furtif,  l'image qui devait  disparaitre dès lors que le regard la quittait, se devait de trouver des ruses, des artifices, des stratagèmes pour subsister. Et si nous étions tous et toutes en fin de compte que de simples reflets aux yeux de ce qui nous regardaient, il fallait attirer quand même sur nous toujours plus de regards car rien n'était plus douloureux que de passer inaperçu. Surtout au regard de celui sur qui notre désir s'était attardé, voire posé. Nous étions devenus tous des éléphants, pour qui la grandeur et le poids étaient devenus le meilleur gage de visibilité, de désirabilité, à l'adresse de tous ceux qui avaient des yeux pour nous regarder. Chacun devant trouver en lui les ressources nécessaires pour incarner au mieux la grandeur et le poids qui constitueraient notre charme, notre charisme, capables de séquestrer le regard de l'autre au point qu'il en oublie le reste du monde et pourquoi pas sa propre personne.
Aussi, aux antipodes  de cette démonstration de visibilité et d'occupation spatiale à laquelle certains pouvaient prétendre, il y avait ce pétale de rose qui attendait tout seul, détaché de sa fleur, échoué sur les quelques brins d'herbes qui avaient  amorti sa lente et vacillante chute. Dans l'attente du premier frémissement d'une brise naissante, imperceptible à nos sens, il attendait maintenant le courant aérien qui viendrait l'emporter encore plus loin de sa patrie d'origine. Seul, il était devenu la proie du soleil et de ses brûlures, et son parfum isolé de celui des autres pétales de sa fleur,  avait été privé des pouvoirs de l'unisson qui délivre la Rose de son nectar.
Mais qui aurait souhaité  s'approcher d'un pétale voué à l'abandon et la solitude, quand la rose elle-même, rencontrait déjà des difficultés à être regardée, voire approchée pour être sentie ? Car la rose voyait bien que sa renommée n'existait que dans les contes pour enfants, et que sa présence dans les bouquets destinés aux cadeaux en tous genres, était vite oubliée dès lors qu'elle était mise en vase. En effet, le regard de celui qui les avaient gagnées devait immédiatement retrouver la direction du regard de celui qui les avait réduites à un vulgaire bouquet. Le vulgaire ne méritant pourtant jamais le sacrificiel. Les roses étaient devenues ainsi le simple instrument, pis encore, un outil de séduction ou d'échange approprié pour obtenir de l'autre son regard aimant. Ainsi, les roses devaient se rendre invisibles le plus possible, pour faire naître ce regard qui ne regardait que le regard de l'autre. Finalement, le voir chassait sans cesse le visible dans le champ de l'Invisible. Le destin des roses cueillies suivaient le même itinéraire : elles seraient mises au centre d'une table qui disparaitrait elle aussi dès que les maitres du visible se regarderaient pour tester et valider leur valeur de visibilité respective. Alors, que prédire de ce pétale de rose qui voué aux tourbillons du vent, risquait  de disparaitre a priori dans l'anonymat et la transparence des objets, suivant leur chute vers les profondeurs de l'Invisible, de l'Oubli voire du jamais-vu ?
Pourtant le poète surpris un jour une bien étrange conversation à laquelle était mêlée la Terre qui souhaitait s'extraire du visible, tant les humains s'étaient fourvoyés dans l'idolâtrie contemplative de leurs objets et de leur propre corps. La Terre comme le pétale de rose, avaient vu l'artificiel et le factice les remplacer, comme si la brutalité des humains avaient cherché dans le visible l'obscénité de sa monstration, l'excès de matérialité dans sa déchéance.  Si bien que 'L'éléphant' se devait maintenant de charger sur ses congénères pour attirer l'œil, quitte à les écraser sous ses pattes abominablement lourdes. Ces derniers n'avaient qu'à prêter attention au lieu de regarder ailleurs que vers lui : la fuite du regard étant suspendue maintenant à la menace permanente de sa sanction. Il fallait donc désormais répondre au regard du plus fort sous peine de le voir courroucé et subir ses représailles. Le visible réclamait son dû, celui d'être adulé par le regard, et il avait ses chefs de clans et de meutes comme sa stratégie, qui de la publicité à la cinématographie, affirmait sa dictature sur l'Invisible de manière impitoyable.
Le pétale de rose avait donc bénéficié de l'aide inattendue de la Terre. Elle l'avait secouru peut-être parce qu'elle se sentait elle aussi concernée par le complexe de supériorité dont faisait preuve le Visible, qui se croyait être parvenu jusqu'au sommet de l'échelle des valeurs. La Terre s'était déjà courroucée à son sujet quand elle avait fait surgir de ses entrailles l'Invisible, quand ses magmas incandescents étaient venus noircir les surfaces lisses et visibles qui se croyaient hors de tout danger. Aujourd'hui, elle s'était mis au service du plus fragile et du plus discret, l'accompagnant pas après pas, dans son voyage solitaire.
C'est ainsi que le pétale de rose descendit les plus belles rivières, se chargeant au passage de la fraicheur intime des plus douces pluies célestes, si bien que son parfum reconquis le manque laissé par l'absence des autres pétales. Léger et dansant à la surface de l'eau, il suivait le courant qui se dirigeait vers les profondeurs abyssales d'un océan dont le fond était le lieu même de l'Invisible. C'est sans peur pourtant que le pétale de rose se laissait porté vers son destin si annoncé, puisque la Rose était prédestinée à la fragilité et l'éphémère, entraînée à disparaitre parfois dans l'anonymat le plus complet, quand incapable de retenir à elle, un seul instant d'attention, elle devait elle aussi s'effacer. Cependant le pétale de rose avait gagné dans le parcours inattendu de son histoire, la mobilité, le mouvement, et en plus de tout cela, le secours de la Terre, la mère de tous les vivants.
L'invisible était donc l'espace et le lieu de ceux qui ne voyaient que le visible, et la Rose abandonnée ou désertée par le regard, était devenue à elle seule le symptôme de ce culte exclusivement voué au 'voir'. La Terre expliqua alors au pétale de rose, dans le bruissement des vagues et le frémissement de la rivière, que la Rose était la frontière qu'elle avait dressée entre le visible et l'Invisible, ce qui lui avait conféré pendant très longtemps un pouvoir magique, symbolique et attractif sur les humains. Les épines qui la protégeaient, étaient le risque encouru par le visible qui se sentant tout puissant, chercherait à s'emparer d'elle pour en faire un simple objet d'ornement, de décoration ou d'échange. La main du visible s'écorcherait alors au contact épineux de sa tige, car la vocation d'une rose n'est pas d'être cueillie mais d'être au contraire regardée pour être approchée puis sentie et enfin ressentie. Le parfum étant donc le seul chemin vers l'Invisible, parce qu'il échappait à la captation du regard, parce qu'il disparaissait aussitôt que l'on voulait le conserver pour soi. L'invisible n'appartenait à personne ou plutôt seulement à celui qui avait bâti le monde constitué de ces deux faces opposées mais non contraires, qu'étaient le visible et sa face dissimulée.
Aussi, la Terre avoua au pétale de rose que le visible ne pouvait être vu sans la présence de l'invisible qui lui était adossé, de même que la lumière avait besoin de la nuit pour éclairer ses objets. Le pétale de rose ne pouvait donc pas exister sans la Rose, pas plus qu'il le pouvait sans l'Eléphant, comme le rouge ne pouvait être perçu lui non plus, sans la présence ambiante d'autres couleurs.
C'est ainsi que le pétale suivit le cours de son histoire, dérivant sur le flux de la rivière qui le ramena comme par enchantement non loin d'un éléphant qui était venu s'abreuver d'un peu de fraicheur. Attentif à son reflet dans l'eau, l'Eléphant découvrit  bientôt ce petit pétale de rose qui s'était éloigné de sa fleur. Dansant devant lui, il frissonnait d'étonnement, ému de découvrir un petit brin de vivant et de beauté qui tournoyait à la surface d'une eau pure qui semblait le bercer comme si c'était son nouveau né. Présage de la providence, ce pétale du rose lui était-il destiné, lui qui s'était posé des tas de questions à propos de son image que la rivière silencieuse lui renvoyait dans sa langue muette ? Venait-il lui signifier qu'il était aussi désirable qu'une rose pouvait l'être pour un poète, ou pour le cœur d'un petit prince tombé de son étoile ?
C'est ainsi que le regard du pétale de rose croisa celui de l'Eléphant. La Terre, surprise et réjouie de leur rencontre, décida de célébrer aussitôt la magie et l'heureux hasard de leur rapprochement. La Terre écrivit alors sans plus attendre dans le livre de la Nature, le récit de leur étrange histoire. L'histoire d'un monument de chair préhistorique qui versa sa première larme sur un pétale de rose qui dansait sur la surface d'une eau cristalline. Une larme d'éléphant qui dans l'instant magique de leur  rencontre rapprocha tellement le visible de l'invisible l'un de l'autre, qu'ils provoquèrent la métamorphose d'un pétale de rose, et firent naître ainsi par le plus beau des hasards, le premier nénuphar.




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